[Note de Vox-Fi : Benoît Hamon propose parmi ses mesures présidentielles une taxe sur la robots. Il provoque les moqueries de certains de ses concurrents dans la course à l’Élysée, un peu plus silencieuses depuis que Bill Gates, dans une interview récent au magazine Quartz, donne son onction à cette proposition. De fait, si l’arrivée des robots devait entrainer un choc soudain et violent sur la productivité du travail, il serait judicieux de réfléchir aux moyens d’amortir son effet sur nos sociétés et sur l’emploi, la taxation étant un instrument parmi d’autres, comme le serait par ailleurs la diminution du temps de travail.

Mais la question de fond demeure, avant toute alarme catastrophiste et avant toute mesure intempestive (rappelons-nous du choc intempestif des 35 heures en France, si controversé près de 20 ans après !) : les robots vont-ils aussi violemment qu’on le dit détruire les emplois ?

Vox-Fi est preneur de tout papier venant de ses lecteurs et portant sur le sujet, peut-être tiré de l’expérience vécue dans leurs entreprises.

Pour lancer le débat, nous reproduisons à nouveau un billet paru dans ses colonnes en 2014 et prenant sur la question un tour plutôt optimiste (du point de vue de l’emploi). Il s’agit d’un billet publié par le site ami Vox-eu le 15 novembre 2014 (« Globalisation and the rise of the robots »). Tout d’abord, il ne trouve pas confirmation que les machines aient diminué le coût du travail et ramené l’industrie manufacturière vers des pays riches. Deuxièmement, il soutient que les machines pourraient remplacer les travailleurs hautement qualifiés plutôt que d’augmenter la demande pour leur travail. Technologie et compétence sont donc des substituts et non des compléments.]

Dans un livre célèbre, les deux économistes E. Brynjolfsson et A. McAfee (2014) décrivent comment les progrès récents dans l’intelligence artificielle sont en train de changer nos vies : les voitures sans conducteur, des drones pour la livraison de colis, l’informatique pour diagnostiquer les maladies, des logiciels de reconnaissance de formes qui remplace avocats, l’impression 3D, etc. Ils appellent ces développements, le « deuxième âge de la machine ».

Dans cet article, je veux parler de deux façons dont ce deuxième âge peut affecter le monde dans lequel nous vivons :

  • Hypothèse 1. Les robots ramènent le manufacturier vers les pays riches à mesure que les machines remplacent les travailleurs et donc que le coût du travail perd de son importance.
  • Hypothèse 2. Les machines intelligentes remplaceront les gens intelligents plutôt que d’augmenter la demande de compétences (progrès technique tourné vers le capital plutôt que vers les qualifications). En conséquence, le prix relatif de la compétence technique (la prime de qualification) va diminuer.

La relance du secteur manufacturier dans les économies riches

Permettez-moi de commencer par la première hypothèse. Les preuves de relocalisation de l’activité des pays à bas salaires vers ceux à hauts salaires s’accumulent. Apple ramène une partie de l’activité de Foxconn de Chine vers la Silicon Valley ; Airtex Design Group fait de même dans le textile. Dans un récent sondage réalisé par PricewaterhouseCoopers auprès de 384 entreprises de la zone euro, les deux tiers indiquent avoir relocalisé certaines activités au cours des 12 derniers mois et la moitié programment de le faire dans les 12 prochains mois.

Mais voit-on cela dans les chiffres ? Dans le graphique 1, je regarde la délocalisation de la production des économies riches vers les pays à bas salaires (Asie, Europe de l’Est, Brésil et Mexique). Voir Timmer (2012) pour les données. La délocalisation est mesurée par le ratio de biens intermédiaires importés de pays à bas salaires au total des intermédiaires utilisés dans le pays concerné. Les chiffres ne donnent aucun signe de relocalisation. Plutôt le contraire.

 

Graphique 1. Délocalisation vers les pays à bas salaires

 

Capital physique ou capital humain ?

Sur la seconde hypothèse. Acemoglu et Autor (2011) font valoir que le deuxième âge de la machine représente une technologie tournée vers les qualifications. Technologie et qualifications sont donc complémentaires et la technologie nécessite de plus en plus de compétences. Comme la demande de compétences augmente, l’écart salarial entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés (la prime d’éducation supérieure ou de qualification) va continuer à s’élever. Cette hausse sera plus forte encore pour les pays qui ne développent pas l’offre de compétences assez vite. Dans leur livre « The race between Education and Technology », Goldin et Katz (2009) affirment que depuis 1980 l’éducation aux États-Unis a cessé d’avancer assez vite pour suivre le rythme de l’évolution technologique et que cela a conduit à une forte augmentation des inégalités entre travailleurs qualifiés et non qualifiés aux États-Unis dans les années 1980 et 1990.

Comment la prime de qualification a-t-elle évolué en Europe? Les graphiques 2 et 3 en sont l’illustration (toujours à partir des bases de données de Timmer (2012)). Sauf pour les États-Unis et depuis 2001 en Allemagne, les primes de qualification entre l’enseignement supérieur et respectivement l’enseignement secondaire et l’enseignement primaire sont en baisse dans tous les pays occidentaux (graphique 3). Pourquoi cela ? Deux explications sont possibles :

  • Tout d’abord,un effet à la GoldinetKatz inversé peutêtre à l’œuvreen Europe. Les progrès en matière d’éducation supérieure y ont peut-être été plus rapides que le rythme du changement technique (graphique 4, à l’exception de l’Allemagne).En Autriche, la part des personnes ayant un diplôme universitaire a augmenté de 2,5 fois entre 1996 et 2012 ; au Royaume-Uni et l’Italie, il a presque doublé ; de 70% en Espagne et en France de 60%. Les États-Unis et l’Allemagne ont connu une légère augmentation de la part de la population ayant une éducation tertiaire d’environ 25% dans les 17 dernières années. Les données suggèrent que la politique de l’éducation en Europe a peut-être été beaucoup trop agressive compte tenu de la demande de compétences.
  • Une deuxième explication est que le deuxième âge de la machine représente une technologie où le capital physique remplace le capital humain. Technologie et compétences sont des substituts et des machine sintelligentes remplacent des gens instruits comme les avocats, les médecins, les professeurs et les journalistes. Comme la demande de compétences diminue, diminue aussi l’écart salarial entre travailleurs qualifiés et non qualifiés.

Trois éléments de preuve favorisent cette dernière explication :

  1. La baisse de la prime de qualification en Europe,
  2. Le déclin global de la part du travail dans le PIB depuis 1980, et
  3. La hausse du chômage des qualifiés, en particulier chez les jeunes.

 

Graphique 2. La prime de qualification de l’enseignement supérieur

Note: There is the graphs in 2003 for some countries due to a break in the underlying data.
Source: WIOD Socioeconomic Accounts (July 2014).

 

 

1- La baisse de la prime de qualification

En plus de l’expansion rapide de l’offre dans l’éducation en Europe, la demande de compétences peut avoir ralenti parce que le capital physique remplace les travailleurs instruits. Il est difficile de séparer le côté de l’offre de l’effet de la demande sur la prime de qualification. Mais les États-Unis sont un cas illustratif. L’éducation n’a progressé que modestement aux États-Unis depuis le début du siècle, ce qui aurait dû mettre la pression à la hausse sur la prime de qualification. Or son évolution a été presque plate (voir graphique 2), suggérant qu’une technologie orienté capital a été le moteur de cette tendance aux États-Unis. Dans les années 1980 et 1990, la très lente expansion de l’éducation supérieure aux États-Unis a conduit à une forte augmentation de l’écart de salaire entre travailleurs qualifiés et non qualifiés.

Une version plus nuancée de cette thèse est l’hypothèse de polarisation selon laquelle les ordinateurs vont augmenter la demande pour les emplois les plus qualifiés (professionnels et gestionnaires) et les moins qualifiés (services personnels), mais feront décliner l’emploi dans le milieu (emplois ordinaires de bureau). Pourtant la réduction de l’écart salarial entre les travailleurs hautement qualifiés et moyennement qualifiés dans tous les pays occidentaux, à l’exception des États-Unis et l’Allemagne n’appuie pas vraiment cette hypothèse.

 

Graphique 3. Ratio d’éducation supérieure des 25–64 ans (en % de la population)

Note: tertiary education: ISCED categories 5 and 6
Source: OECD, Education at a glance 2014.

 

2- La baisse de la part du travail dans le PIB

Traditionnellement, 70% du PIB allait aux revenus du travail et 30% aux revenus du capital. Depuis les années 1980, la part du PIB allant au travail a baissé dans tous les pays riches. Il est maintenant à environ 58% du PIB. Dans un article récent, Karabarbounis et Neiman (2014) montrent que 50% de cette baisse est attribuable à la baisse des coûts de la technologie de l’information permettant aux entreprises de remplacer les travailleurs par le capital physique moins cher.

3- La hausse du chômage des travailleurs qualifiés

Le chômage des qualifiés est à la hausse aux États-Unis et au Royaume-Uni, où il a doublé entre 2000 et 2012, et en Espagne et en Italie, où il a triplé sur la même période. (Il est resté plat en Allemagne et en France.) Le doublement du chômage universitaire entre 2000 et 2012 et l’augmentation modeste de la prime de qualification aux États-Unis, en dépit de la lente expansion de l’éducation, suggère que la technologie de polarisation du capital conduit à ce résultat. En Allemagne, le chômage de compétences est faible et n’a pas augmenté entre 2000 et 2012 précisément parce que l’éducation supérieure progressait lentement là-bas.
Serions-nous engagés dans la mauvaise bataille ? L’expansion rapide de l’éducation supérieure comme réponse aux défis de la mondialisation est-elle la bonne façon de faire ? Verrons-nous une offre excédentaire de capital humain dans la prochaine décennie, gagnant des salaires de misère ? Il se pourrait bien que la « guerre des talents » et la rareté du capital humain soit un problème du passé.

Références

Acemoglu, D and D Autor, D (2011), “Skills, tasks and technology: Implications for employment and earnings”, Handbook of Labor Economics, Amsterdam: Elsevier.

Brynjolfsson, E and A McAfee (2014), The second machine age: Work, progress, and prosperity in a time of brilliant technologies, New York,NY: WW Norton & Company.

Goldin, C D and L F Katz (2009), The race between education and technology, Cambridge, MA: Harvard University Press.

Karabarbounis, L and B Neiman (2014), “The global decline of the labor share”, The Quarterly Journal of Economics, 61, 103.

Timmer, M P (ed). (2012), The world input-output database (WIOD): Contents, sources and methods, WIOD Working Paper Number 10.