Le bureau de Paris du cabinet de conseil Roland Berger fait paraître au début avril 2018 une étude intitulée : « Le pricing dans un monde digital ». La thèse défendue se décline ainsi : « Avec la montée en puissance du e-commerce, des smartphones, des plateformes digitales (…), nous sommes entrés dans un monde de transparence totale des prix. » Cette transparence donne un pouvoir immense aux consommateurs, qui peuvent mieux faire jouer la concurrence en trouvant le meilleur prix.

D’où, conclut l’étude, la nécessité pour les entreprises d’adapter leurs stratégies tarifaires et d’user de tous les moyens qu’offrent les techniques numériques. Implicitement, nous sommes là Roland Berger pour vous aider.

Mais sans doute par souci de rester commerciale, l’étude en reste à des propos très lénifiants. La transparence sur les prix, mot toujours porté au pinacle, est présentée comme toujours comme un mieux pour le consommateur. Mais est-ce bien le cas ? Plus exactement, est-ce réellement de la transparence, c’est-à-dire une information permettant aux êtres irrationnels que nous sommes de faire au mieux des choix rationnels. Si le numérique et Internet posent en de nouveaux termes cette question aussi vieille que le monde du commerce, rien ne dit que cela s’opère au mieux de l’intérêt du consommateur. On peut même penser que le surgissement soudain du commerce numérique a de beaucoup devancé toutes les réponses bâties au fil du temps pour protéger le consommateur (l’éternel caveat emptor du droit romain) de sorte qu’aujourd’hui l’acheteur en ligne est probablement en situation non pas de force comme le dit l’étude Roland Berger, mais de faiblesse. Voyons quelques-unes des stratégies courantes en matière de politique tarifaire des entreprises du numérique.

 

Stratégie n°1 : l’offuscation de l’offre

L’arrivée des comparateurs de prix a été un choc pour les vendeurs de produits très identifiés comme peuvent l’être les billets d’avion, les abonnements téléphoniques, etc. Si le meilleur prix est immédiatement dévoilé, comment éviter une course vers les bas des marges bénéficiaires ? La réponse est la « segmentation », mais disons plutôt l’éclatement de l’offre de façon à rendre la comparaison, même pour les produits banals, difficile à réaliser. Pour les billets d’avion, la tarification portera sur les services ancillaires rendus : choix du siège, file d’attente, bagages à main ou pas, le menu dans l’avion, etc. Le prix bas annoncé devient un prix d’appel, la marge est réalisée (ou tente de l’être) sur les aspects seconds de l’offre. Les banques s’y mettent également, via un tronçonnage des multiples services rendus, qui étaient facturés auparavant sous l’unique couvert du taux d’intérêt des activités de prêts (une bonne chose en soi, le taux d’intérêt ne devant être que le prix du temps et du risque.)

 

Stratégie n°2 : l’offuscation du prix

C’est une variante de la stratégie n°1, mais qui a une origine assez lointaine : EDF a mis au point dans l’après-guerre la « tarification marginale », c’est-à-dire une facturation de l’électricité incitant les clients à la consommer aux heures où elle est le moins cher à produire. Les compagnies aériennes ont suivi avec le yield management, avec une tarification veillant à optimiser le remplissage des avions. Dans le monde du numérique, la tarification marginale est désormais ubique, pour une raison simple qui est la quasi-disparition du coût matériel du changement tarifaire. Dans le commerce physique, changer de tarifs oblige à un réétiquetage général, à la publication de nouveaux catalogues, à la révision des enregistrements comptables, etc. Tout se réduit désormais à un flux d’électrons.

Mais ce qui était une gestion saine de l’élasticité-prix participe désormais de l’offuscation. L’étude Roland Berger montre ce graphique qui reporte la variation du prix d’une perceuse-visseuse sur le site Amazon (et signale au passage le site www.camelcamelcamel.com qui rend possible la réalisation d’un tel suivi) :

Pas facile de s’y retrouver. Il y a toujours eu dans le commerce des périodes de promotion, de liquidation de stocks, de soldes généralisées (et dûment contrôlé par les pouvoirs publics)… mais ici, on a le tournis. Il n’est pas sûr d’ailleurs que cette variabilité extrême joue réellement à l’avantage du producteur. On pourrait arguer qu’une partie de la défiance récente du grand public vis-à-vis de notre chère bonne SNCF vienne d’une politique tarifaire où réellement « on n’y comprend plus rien ». La stabilité du prix, c’est-à-dire la capacité à le mémoriser et donc de le comparer, participe d’une bonne transparence.

 

Stratégie n°3 : la collusion

Vox-Fi a traité du sujet dans un billet précédent du 10 avril 2018. La transparence aide le consommateur à aller vers le prix le plus bas, mais elle réduit les coûts de coordination entre les producteurs. Et c’est souvent ce second effet qui l’emporte. Un comparateur de prix aide le consommateur à connaître les prix en instantané, mais il aide tout autant le producteur dans cette même information. Un prix qui converge entre producteurs, est-ce le signe d’un alignement sur le mieux offrant ou au contraire sur un prix de collusion ? Les études citées dans le billet en référence concluent, sur des produits spécifiques, à la collusion. Une collusion qui laisse les régulateurs désemparés, parce qu’il y a ici nul rendez-vous du mercredi après-midi dans l’hôtel Ibis du coin.

 

Stratégie n°4 : le verrouillage contractuel

Il y a ici la stratégie dénoncée par Jean Tirole dans un récent billet de Vox-Fi : la clause de meilleur prix, dit encore dans le jargon tiré des négociations de l’OMC en matière de commerce international la clause de la nation la plus favorisée. La plateforme impose au producteur de ne pas « poster » un prix hors plateforme plus bas que via la plateforme. Par exemple, www.booking.com empêchait, jusqu’à ce que cette clause soit cassée par un tribunal sous la pression du puissant lobby des hôteliers, tout hôtel s’affichant sur Booking de vendre des nuitées à un prix plus bas que ce que la plateforme indique. On comprend la logique : éviter que la plateforme se réduise à un simple service d’annonces gratuites, les transactions se faisant, une fois l’information collectée, en dehors d’elle. Mais on voit tout autant le pouvoir immense conférée à la plateforme qui rend inutile l’interface directe avec le producteur. Celui-ci perd progressivement le contact avec sa clientèle et donc le contrôle de sa marge. Dans ce dernier cas, le producteur est réduit au rôle de sous-traitant, à son détriment et in fine – c’est plus subtil, voir le billet en référence – à celui du consommateur.

 

Une stratégie candide : l’ultra-transparence ou le commerce responsable

Dans le genre lénifiant, Roland Berger vante une stratégie qu’il dit gagnante, celle de l’ultra-transparence. L’étude cite la société Maison standards (un commerçant d’articles textiles sur Internet) qui met les cartes sur table et indique à ses clients toute la chaîne des coûts et des prix avant que le produit leur arrive dans les mains. Une telle candeur est censée attirer le Millennium à la recherche d’un commerce responsable. Voici ce qu’indique le site de la société.

Tant d’obligeance rend sympathique l’entreprise. Pourtant, si on se met à faire une recherche « Chemise Oxford » sur Google, on s’aperçoit de l’infini variété des prix, avec des niveaux bien inférieurs à ce qui est annoncé sur le site de Maison Standards.

Le commerce restera toujours le commerce, numérique ou pas. À la garde, messieurs-dames les consommateurs.