Tout dirigeant d’entreprise le sait : quand il conduit une acquisition, il a toujours la tentation d’évoquer les fameuses « synergies financières », c’est-à-dire les gains de valeur obtenus du côté du bilan et du financement et qui n’ont pas d’origine opérationnelle, tant du côté des coûts que de l’offre.
 
On citera, par exemple, l’économie en coût de financement qui se produit lorsqu’une entreprise disposant d’une bonne qualité de crédit achète une entreprise moins bien notée : les dettes de la seconde peuvent alors être refinancées à coût plus bas. Ou encore l’adossement lors d’une fusion de deux activités contra-cycliques ou diversifiées, capable de gommer les creux conjoncturels de l’une par les bonnes performances de l’autre.
 
Pourtant ces synergies ne vont pas de soi. Le Vernimmen va jusqu’à dire : « la diversification purement financière n’a donc aucun intérêt puisqu’elle ne crée pas de valeur. (…) La synergie financière n’existe pas. »

 

Un peu de scepticisme

 

D’où vient ce scepticisme ? Démonstration avec l’exemple de deux chaînes de restauration rapide cotées en Bourse. La première (entreprise A) offre des glaces, métier soumis au risque météo. Elle songe à racheter la seconde (entreprise B), spécialisée dans les crêperies. Ainsi, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, les clients rentreront dans l’un de ses restaurants. Ce projet de diversification réduit le risque météo de l’entreprise consolidée A+B, qu’on appellera C. Question : cette réduction du risque crée-t-elle de la valeur ? Peut-on l’appeler une « synergie financière » ?
 
Spontanément, on répond oui : la diminution du risque devrait réduire le coût de financement de l’entreprise. Du point de vue de la valorisation, il y aurait un gain lié au fait que les profits futurs sont actualisés à un coût du capital moindre.
 
Pas forcément, répondent les manuels de finance ! La question à poser est de savoir s’il n’y a pas d’autres moyens pour l’entreprise A de couvrir ce risque (sachant qu’à s’investir dans un métier qu’elle ne connaît pas, elle peut fabriquer des synergies opérationnelles négatives). Par exemple, les actionnaires de A pourraient-ils se couvrir en achetant des actions de toute autre société exposée favorablement au risque de pluie ? Ou bien en faisant appel à l’assurance, si elle existe ? Une gestion intelligente de portefeuille faite au niveau des actionnaires évite aussi de recourir à une diversification opérée « en dur » au niveau de l’entreprise. La réduction du risque spécifique de l’entité A+B par leur fusion n’apporte pas la valeur ; elle est en quelque sorte « gratuite ». Une fois purgé des éléments qui peuvent être éliminés par la diversification financière, le risque de l’entreprise C, celui qui a un coût pour les actionnaires, n’est que la moyenne du risque des deux activités A et B, ni plus ni moins .
 
De fait, les progrès constants des marchés et des techniques financières ont réduit la nécessité d’une couverture de risque faite maison. Il est moins risqué qu’autrefois pour une entreprise de se spécialiser sur son cœur de métier industriel. C’est tout le sens du fort mouvement en faveur de la « valeur actionnariale » à l’œuvre dans la gestion des entreprises.
 
Avec la même logique, il serait vain pour l’entreprise A, si elle disposait d’une meilleure qualité de crédit que l’entreprise B, de justifier une fusion par l’économie de charges financières sur la dette de B. Le risque financier de l’ensemble A+B est le risque moyen des deux entreprises prises séparément. Ce qui est gagné sur le coût de la dette de B est perdu sur le coût de la dette portant sur A.

 

Ne pas oublier les coûts de faillite

 

Et pourtant ! Une entreprise diversifiée s’auto-assure contre la faillite, dont les coûts affectent la valeur des actifs. Parmi les coûts, on compte les dépenses liées à la liquidation des actifs, le risque de destruction du capital humain et immatériel en place, le coût de réputation…
 
Une première synergie financière, c’est donc la prime d’assurance que l’entreprise fusionnée se fabrique en se diversifiant et en grandissant. Les statistiques de défaut d’entreprises le confirment : les grandes entreprises tombent moins en faillite que les plus petites ; de plus, elles ne font pas faillite que lors de récessions économiques, lorsque toutes les activités sont affectées. Les PME trébuchent à tout moment du cycle économique, même si elles le font davantage en phase de récession, parce que la part du risque spécifique (erreur de fabrication, manager incompétent, perte d’un gros client …) y est plus importante.
 
La taille financière serait-elle alors créatrice de valeur ? Y aurait-il une prime purement financière à être gros ? L’examen des sociétés cotées en Bourse ne semble pas appuyer cette affirmation. Il faut en effet une condition supplémentaire (parmi d’autres), à savoir des coûts de faillite importants. Par exemple, une chaîne de magasin qui fait faillite occasionne des pertes de valeur somme toute limitées. Le repreneur saura souvent récupérer la valeur des fonds de commerce. À l’autre extrême, une banque qui fait faillite détruit intégralement son fonds de commerce, avec en sus la menace d’une cascade sur tout le système des paiements.
 
Plus important, l’effet d’assurance ne jouera qu’à condition que les activités A et B soient peu corrélées entre elles. Si A et B sont dans le même métier, elles subissent exactement les mêmes risques et il n’y a pas d’auto-assurance. En revanche, les synergies industrielles seront probablement plus faciles à extraire. Il y a bien un arbitrage : plus les synergies industrielles seront fortes, plus probablement les synergies financières seront élusives.
 
On note à ce propos qu’un marché du crédit aux PME peu efficient est une prime purement financière donnée à la concentration des entreprises, n’obéissant pas à l’optimum économique.
 
Enfin, il y a un autre moyen de gérer le risque lié à la non-diversification des activités, pour une entreprise qui préfère se concentrer sur son cœur de métier. Il s’agit des fonds propres, qui jouent en quelque sorte comme une assurance tout risque de l’entreprise, prête à jouer quelle que soit l’origine d’un risque réalisé. Beaucoup d’entreprises fragiles acceptent – à tort du point de vue de la création de valeur – une diversification de leurs métiers uniquement parce que leur solvabilité est incertaine : les boiteux se soutiennent entre eux. C’est juste : ils ne chuteront pas. Mais ils risquent chacun d’eux de rester boiteux plus longtemps.

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1. On supposera pour cela l’absence de toute synergie opérationnelle.
2. Dans le langage de la théorie financière, le risque financier et la valeur sont « additifs ». En effet, le risque financier d’une entreprise ou d’une activité n’est pas représenté par la volatilité (ou écart-type) de son rendement, mais par le « beta », qui est lui additif.