La nouvelle coqueluche du monde de la finance, c’est la tokénisation. Tout le monde en parle, les régulateurs en rêvent, les banquiers prétendent qu’ils ne font plus que cela, c’est très tendance. Mais, comme la blockchain, c’est une auberge espagnole, chacun met derrière ce terme un sens ou un contenu différent. Voici ma lecture.

Un token (jeton en français) est un objet informatique que je me représente comme une enveloppe, à l’intérieur de laquelle on trouve plusieurs messages (des informations structurées toutefois). Pour n’importe quel actif, ces messages comprennent deux types de contenus :

  • Une description de l’actif : ce qu’il représente, qui en est le propriétaire, son montant facial, sa valeur, son historique, ses caractéristiques de durée, de rémunération, de remboursement, etc., plus ou moins détaillée, selon ce que l’on veut partager ;
  • Une description des règles qui régissent sa propriété, sa transmission, sa conservation, sa conformité, etc.

L’originalité de ces contenus tient à leur regroupement en un même objet. Aujourd’hui, il faut aller sur le prospectus d’émission pour connaître les caractéristiques d’un actif, chez le conservateur pour savoir qui le détient et en quelle quantité, chez le banquier pour s’assurer que la conformité est respectée, chez le régulateur pour analyser ce qui est autorisé par la réglementation, etc. Bref, l’information est répartie entre plusieurs agents, avec des degrés de confidentialité différents. Comment et qui alimente en informations ce jeton soulève beaucoup de sujets de gouvernance, de murailles de Chine, de confidentialité et de secret.

Ces tokens, véritables mini-coffre-forts des transactions sur les actifs qu’ils représentent, doivent être rigoureusement protégés. Il faut crypter les données qu’ils contiennent, mais aussi empêcher toute fraude ou ambiguïté sur le possesseur de l’actif, l’unicité et le bien-fondé des transactions. Il faut aussi pouvoir accéder aux tokens de plusieurs endroits : la technologie des DLT, les registres digitaux décentralisés, sert à ça. Le DLT, c’est un «Grand livre», où sont enregistrées et comptabilisées les opérations. Les flux s’y transforment en écritures de débit et de crédit et, à la fin, le compte initial est modifié pour devenir le nouveau compte de référence. Ainsi, chacun dialogue et «joue» avec le token.

 

Trinité indispensable

Ces tokens sont l’un des trois éléments indispensables pour «jouer». Il faut aussi des applications (des programmes informatiques) qui proposent des services utilisant les tokens : transférer un actif entre deux personnes, ou utiliser un actif comme collatéral dans une transaction financière, ou renégocier les termes d’un contrat mettant en jeu cet actif tokénisé, etc. Et, pour accueillir ces applications, une plateforme à laquelle se raccordent tous les acteurs qui participent au jeu : les intermédiaires (banques et non-banques), les régulateurs, les banquiers centraux, mais aussi peut-être les clients des intermédiaires, des avocats, etc. Cette plateforme est «programmable» : tout ce qui s’y trouve doit respecter certaines contraintes de langage informatique, un format de données et des règles de codage, pour interagir sans heurt avec les tokens, le DLT et les autres applications.

L’avantage d’une telle organisation, c’est de permettre : (i) la disponibilité 24h/24 et 365 jours par an, (ii) la simultanéité et la cohérence de toutes les actions aujourd’hui séparées, séquentielles et pas toujours bien coordonnées ou compatibles relatives à la vérification de conformité, l’exécution de la transaction ou du service, l’information des parties prenantes, la compensation, la mise à jour comptable, etc. Et cette simultanéité est synonyme de rapidité, d’erreurs évitées, donc de meilleur service et de coûts réduits. Conclusion : ce à quoi on assiste n’est pas une révolution de la monnaie, mais de l’organisation du système financier.

 

Garde-fous

Voilà pour l’intuition de la « vision » du futur. Mais pour l’instant c’est un rêve. Un rêve qui, mal géré, peut se transformer en cauchemar.

Il y a en effet des conditions à la réussite de ce projet. La première est l’implication et l’impulsion des banques centrales et des régulateurs. La finance est un monde régulé et le restera. Ces plateformes, il va falloir les faire travailler ensemble, et en même temps les rendre efficaces et adaptables. Sans une prise en main stricte et assez autoritaire de ceux qui sont chargés de veiller à la stabilité financière et à l’intérêt général, l’anarchie s’installera.

Seconde condition : embarquer les banques dans ce qui est pour elles une prise de risque réelle. Ce schéma crée certes des opportunités, autour des services associés aux dépôts tokénisés, mais elles peuvent craindre de voir une partie de leur avantage disparaître : elles ne souhaitent pas partager les informations relatives à leur client, ni voir la relation avec ce client s’affaiblir, ni être reléguées à de simples dépositaires de données, avec les coûts que cela comporte, mais sans la valeur ajoutée associée à ces données.

Surtout, le risque (réel) de cette construction, c’est la démesure. De nombreuses expérimentations sont nécessaires, sur des périmètres maîtrisables, entre banques d’abord, avec pragmatisme et le bon mix de concurrence et de contrôle : ni un jardin à la française, ni la jungle.

 

Cet article a été publié sur l’Agefi le 18 novembre 2024.