Olivier Blanchard, du Peterson Institute, est l’un des macro-économistes les plus écoutés au monde. Il vient de faire ses pronostics sur ce qu’il va en être de l’économie sous la gestion de Trump. Interview en anglais ici. Avec beaucoup d’humilité, dit-il, parce que l’art de la prévision est très difficile et le vaticinage fréquent. Je complémente ici l’exercice par l’ajout très libre de mon propre pronostic, avec pour l’occasion une humilité redoublée.

En gros, il y a trois flambeaux dûment annoncés lors de la campagne électorale de Trump en matière de politique économique (et sociale) : – les droits de douane (10 % en travers, et 60 % pour tout ce qui vient de Chine) ; – l’immigration avec le retour chez eux de 10 millions de sans-papiers ; – une réforme fiscale reconduisant et renforçant celle de 2017, ultra favorable aux hauts revenus, à la tech et à la crypto.

 

Droits de douane

Il y a toujours la posture bombastique où l’on menace pour ne pas avoir à faire. À ce titre, il est possible que les nominations assez « space » faites aux postes importants de son gouvernement ne soient là aux yeux de Trump que pour persuader les partenaires commerciaux étrangers de son sérieux et qu’il vaut mieux pour eux montrer patte blanche par anticipation.

Mais il sera bien obligé de faire quelque chose quand même. Et un protectionnisme accru n’est pas un chemin commode à tracer. La hausse d’un tarif douanier élève le prix du bien importé (pas de la totalité du montant du droit, car l’exportateur étranger prend sur sa marge pour ne pas trop perdre le marché) et la demande d’importation baisse. Si le bien est indispensable, ou inélastique dans le jargon – car ce n’est pas en un an que les États-Unis peuvent rebâtir une capacité industrielle – la hausse de prix est intégrale et les consommateurs la subissent pleinement. D’où inflation. Si au contraire le bien est substituable, cela rehausse d’un coup la demande pour le bien produit sur le sol étatsunien. Mais comme aujourd’hui l’économie marche déjà quasi au plein emploi – merci Biden ! – hausse de prix également.

La ligne rouge du graphique qui suit montre une chose importante : la part des imports venus de Chine a fortement baissé et on ne peut pas ne pas relier la baisse après 2018 à la mise en place de droits de douane punitifs par Trump I.

 

Cela, ce sont les effets de premier tour. Car d’une part, les pays tiers se rebiffent, Europe et Chine en tête. Donc instaurent les mêmes protections douanières. C’est donc un jeu à somme nulle du point de vue des soldes commerciaux, mais qui affecte fortement l’activité au niveau mondial. Celui qui en doute peut ouvrir les livres d’histoire pour voir ce qu’il en a été de la montée du protectionnisme suite à la Grande dépression de 1929, avec les infâmes lois Smoot-Hawley mises en place à la mi-1930, les États-Unis à l’initiative.

D’autre part, l’inflation ne peut laisser indifférente la FED, banque centrale des États-Unis. Son job, l’a répété encore son gouverneur Jerome Powell, est de contrer l’inflation dès qu’elle pointe le nez et le mandat de Powell court jusqu’en 2026 avant que Trump puisse y loger quelqu’un de plus accommodant. (Et d’ailleurs, si accommodant, l’inflation se sentira en roue libre et Trump, qui a su magnifiquement exploiter l’argument de l’inflation pour construire sa victoire, risque le retour de bâton.) Donc, le plus probable est une montée des taux d’intérêt et, partant, un dollar fort. Le dollar ne baissera que si la gestion Trump commence à menacer la stabilité institutionnelle du pays, ce qui n’est pas à exclure, mais qui sort du présent pronostic macroéconomique. Un dollar en hausse ralentira l’inflation, mais rendra les biens importés moins coûteux et les exportations plus coûteuses, ce qui va à l’encontre du but initial de renforcer la balance commerciale. Eh oui, une réévaluation est équivalente à une hausse bilatérale des droits de douane, si ce n’est – on y vient – que dans le cas des droits de douane, il y a transfert du secteur privé vers le budget de l’État.

Tout cela pour dire que l’économie, surtout celle des États-Unis, reste résiliente au sens où il y a toujours des forces contre-agissantes. Mais le jeu n’est pas à somme nulle : le risque est bien l’amorce d’une récession au niveau mondial (à nouveau si la posture trumpienne n’est pas son classique bluff de négociation, passablement éventé depuis le temps qu’il en fait le spectacle).

 

Immigration

Trump parle de 10 millions de sans-papiers qu’il entend reconduire à la frontière en bus avec l’aide de l’armée pendant son « jour dictatorial », le premier et le seul. Un tel chiffre est risible. Il faudra d’abord les débusquer dans une chasse à l’homme généralisée et assez honteuse au regard de l’opinion qui risque vite de se retourner. Le Mexique acceptera-t-il de recueillir les sans-papiers non mexicains (c’est le Mexique qui semble être dans la position la moins commode avec la venue de l’administration Trump) ? Même un chiffre d’un million par an sur les quatre ans va soulever les protestations de tous les lobbys industriels du pays, parce que ces personnes (comme un peu chez nous en France) travaillent et occupent des emplois qui sont indispensables dans l’agriculture, les services à la personne, les transports et surtout le BTP. On estime d’ailleurs à 88 Md$ le coût de la déportation d’un million de sans-papiers. Et s’il y a même 500 reconduites, l’effet sera une hausse salariale dans les secteurs concernés sachant la rareté de l’offre et à nouveau l’inflation.

Donc, à nouveau, posture, même si une politique plus rigide peut dissuader l’entrée de nouveaux immigrants, ce qui sera présenté comme une victoire politique.

 

Le budget et la fiscalité

Avec une certaine sagesse, les États-Unis font des lois qui ont des dates de péremption. La grande loi fiscale de 2017 vient à reconduction en 2025 et une administration Harris l’aurait démantelée en accroissant fortement les impôts sur les riches et sur les entreprises, selon le mouvement de balancier classique où les Républicains font les dépenses et bloquent les recettes et les Démocrates viennent réparer derrière en contenant les dépenses, notamment militaires, et en augmentant les impôts. À ce titre, et à la différence de la France, la dette publique n’est jamais trop un problème aux États-Unis : les dépenses publiques ne font que 24 % du PIB (52 % en France) et une hausse des impôts remet vite dans son lit le cours de la dette. Mais Trump va reconduire la loi de 2017 en l’amplifiant, selon les promesses faites en campagne ; il va augmenter les dépenses militaires ; l’initiative Elon Musk de couper 2 Tr$ de dépenses d’une administration certes mafflue est un grand moment d’idéologie (il est à parier qu’il y aura très vite un agacement de Trump devant un Elon qui lui prend la lumière, dans une compétition adulatoire d’égomaniaques rapaces). Bref, on peut s’attendre à un déficit public plutôt croissant, alors qu’il représente déjà 1,9 Tr$ pour un PIB de 27,3 Tr$ en 2013, soit 6,2 % de déficit, chiffre que ressemble étonnamment à celui de la France.

Il faut noter toutefois que les imports font 3,8 Tr$, soit 14 % du PIB (ceci pour dire à quel point les États-Unis sont quand même un pays assez fermé au commerce extérieur, sachant leur immense marché intérieur). Aujourd’hui les droits de douane font 2,5 % des recettes fiscales, c’est-à-dire peu de choses (le chiffre est de 2 % en UE). Si les droits de douane passent à 5 % des imports, cela fait 150 Md$ de recettes en plus, les droits passant alors à 5 % des recettes fiscales. Clairement cela ne suffira pas à endiguer le surcroît de dépenses et de baisses d’impôts.

Donc un déficit en hausse qui, s’il devait trop croître, viendrait peser sur le dollar et atténuer ce qui nous disions précédemment.

 

Autres éléments

Une victime à coup sûr sera la politique antitrust, une initiative forte de l’administration Biden mais qui déplaisait suprêmement à Jeff Bezos et autres grands du capitalisme étatsunien. L’étonnante Lina M. Khan, présidente de la FTC (l’équivalent de la direction de la concurrence en France), celle qui n’a pas peur d’affronter Google et Amazon, risque d’être débarquée, malgré les paroles gentilles qu’a eues pour elle J.D. Vance, le vice-président élu.

L’impact sur le reste du monde ? Il n’est guère favorable. Si le pronostic de hausse du dollar et des taux d’intérêt se vérifie, ce n’est pas une bonne nouvelle pour les pays à revenu bas ou intermédiaire, d’une part déjà très endettés, d’autre part souvent endettés en dollars. L’impact récessif d’une possible guerre commerciale peut fort bien se voir accentué.