De tous les pays du monde, c’est en France que l’aide aux dons personnels par l’intermédiaire de réduction sur l’impôt sur le revenu est la plus élevée. Et de loin ! Pour toute somme consacrée à des œuvres d’utilité publique, le contribuable peut réduire son impôt entre 66 et 75% du montant, autre façon de dire que l’État paie entre deux et trois euros pour chaque euro donné par le contribuable. Or, il semble bien que cet effort fiscal ne serve en rien à stimuler les dons privés. Qu’en penser ?

 

Comme chaque année, sort l’excellent rapport de l’association Recherches et Solidarité, « La générosité des Français », novembre 2010. Nous avions consacré un long billet le 14/12/2009 dans le Blog à la version de 2009 du rapport. Mesurés par les services fiscaux, les dons (déclarés sur les revenus de 2009) se sont élevés à près de 1,8 Md€ en 2008, soit une croissance de 4,5% par rapport en 2007, et un nombre de 6 millions de donateurs. Sur ce montant, l’État en assume indirectement les deux tiers (1,2 Md€) sous forme de réductions d’impôts. La générosité effective des donateurs fiscalisés, c’est-à-dire les dons bruts moins l’économie fiscale, est donc de 600 M€ environ.

 

Les conclusions de notre billet de décembre 2009 restent valables, d’autant plus qu’elles sont reprises par les rédacteurs du rapport. Pour les citer : « Les incitations fiscales (…) étaient destinées à encourager les Français à donner plus. (…). L’effet [fiscal] est tel que la hausse de générosité en France depuis 1991 a été entièrement supportée financièrement par l’Etat, au travers de sa dépense fiscale. Cette mesure coûte désormais 1,2 Md€ par an, la situant dans les niches fiscales importantes pour l’Etat. »

 

Et le rapport ajoute : « Une fois corrigé de l’inflation, la générosité réelle des Français a baissé de 5% entre 1991 et 2007. » En clair, les Français donnaient plus de 600 M€ ; toutes choses égales par ailleurs, ils ne donnent aujourd’hui que 600 M€. Parmi les conclusions de l’étude : « l’État, lui, cherchait par ces mesures à développer la part restant à la charge des particuliers. De ce point de vue, quelles qu’en soient les raisons, on ne peut que constater l’échec de la mesure en son état actuel, du fait de la baisse de générosité réelle corrigée de l’inflation. »

 

L’État aurait donc échoué dans sa politique de stimulation de la générosité privée, si ce n’est peut-être un accroissement du nombre des donateurs, qui est passé 4 à 6 millions, soit une hausse significative de 50% (mais qui veut dire en passant que le montant du don net moyen a baissé d’un pourcentage équivalent).

 

Ceci mérite une analyse. La France est un pays où la solidarité publique passe principalement par la dépense directe de l’État, c’est-à-dire est financée par l’impôt. Le Français donne peu directement de sa poche pour les plus démunis. C’est ce que confirme l’association britannique Charities Aid Foundation, à partir de son enquête internationale (World Giving Index) conduite dans 153 pays. L’Australie et la Nouvelle-Zélande arrivent en tête, la Suisse et les Etats-Unis sont en 5e position. Dans ce classement des pays les plus généreux, la France n’arrive qu’en 91e place.

 

Est-ce à dire que le Français est moins « généreux » ? Pas forcément. Sachant l’importance des dépenses de solidarité assumées directement par l’État, le citoyen peut considérer que l’aide est plus efficacement conduite par le canal public. Ou encore, interprétation moins favorable, il peut estimer payer suffisamment d’impôts pour ne pas avoir à en rajouter sur ses fonds personnels. On a l’indice d’un tel diagnostic à comparer la France et la Suède, pays également fortement fiscalisé et où l’esprit de solidarité est indéniablement fortement implanté. Le Suédois tout à la fois donne peu de sa poche et marque une grande confiance dans l’action directe de son gouvernement pour gérer les questions de solidarité. Le résultat est logique : le gouvernement suédois n’aide aucunement fiscalement les dons privés et la Suède n’est que 45e au classement du World Giving Index.

 

Que cherche alors à faire l’État français par son action fiscale ? En premier lieu, inciter les gens à être spontanément plus généreux, sur le motif, paternaliste dans le bon sens du mot, que les dons privés créent un lien social que le jeu spontané des comportements privés laisse souvent de côté1. C’est cet objectif qui semble clairement mis en échec. Ensuite, de substituer le grand public à ses services administratifs dans le choix des dépenses de solidarité. Mais il y a là aussi une déception : le rapport fait le constat d’une très grande stabilité des associations receveuses. Il n’est donc pas forcément utile ni que l’État assume en direct, par ses services administratifs, le choix des dépenses de solidarité, ni qu’il donne en quelque sorte mandat au grand public de choisir les associations qui pourraient s’en charger. Il lui suffirait simplement de s’acquitter de la tâche – purement administrative – de choisir les associations à qui les fonds doivent être confiés, fonds qui seraient directement issus de la collecte fiscale2. A passer par le canal des contribuables, on oblige les associations à de coûteuses actions de marketing pour « attirer le chaland ». Ces dépenses sont utiles en ce qu’elles obligent l’association à bien définir sa cible et ses moyens, et la contraignent à une certaine transparence. Mais leur coût est loin d’être négligeable. Une estimation de ces coûts commerciaux les met entre 1/5 et 1/3 des sommes collectées, ce qui veut dire que le gros de l’effort direct des ménages (600 M€) est tout simplement dépensé à collecter le financement. Le jeu est franchement à somme nulle. (Accessoirement, on regrette le manque de consolidation statistique des financements publics et associatifs en France, qui permettrait de faire un bilan précis de leur rôle.)

 

Ce constat est partagé en grande partie par les services de l’État, du moins du côté de Bercy. Pour autant, il manque de nouvelles idées pour pousser de façon plus efficace les gens à davantage de générosité. Parmi les idées retenues :

 

  • Retenir la formule du crédit d’impôt plutôt que de la réduction, ceci à la fois pour que les gens « sentent » plus directement l’effort de l’État, et aussi pour corriger cette anomalie que les personnes les plus modestes qui participent à des actions de charité ne bénéficient pas pour autant de relais public faute d’acquitter d’impôt sur le revenu3.
  • Utiliser le canal des loteries, comme dans les pays scandinaves, ce qui voudrait dire que les recettes fiscales ou parafiscales lié au Loto, au PMU ou aux jeux dans les casinos iraient intégralement aux œuvres caritatives, avec une sélection publique des associations disposant d’un mandat de gestion des sommes.
  • Favoriser fiscalement les donations au moment du legs plutôt que par économie sur l’impôt sur le revenu (ou sur l’ISF). On sait à quel point ce moyen est utilisé aux États-Unis, et popularisé désormais par Bill Gates et Warren Buffett. Reconnaissons qu’il est là-bas fortement stimulé par le très haut niveau de l’impôt sur le patrimoine au moment des héritages, avec une estate tax qui monte très rapidement à 50% du patrimoine légué, un fait que la droite politique en France omet toujours de considérer.

 

A tout le moins, une réflexion s’impose sur la bonne façon d’exprimer la générosité privée.

 

1. Pour citer le rapport et pour justifier ce paternalisme : « Le geste de don comme un vecteur de lien social : en donnant à une association caritative, je prends conscience de ma place et de mon rôle dans la société. (…).Les adeptes de ce point de vue sont donc conduits à considérer non seulement le montant total collecté, mais également le nombre de donateurs. »
2. En pratique, l’État assume déjà de fortes dépenses en faveur des associations sous forme de subventions directes et de facturations de service. Par ailleurs, pour éviter certains effets d’aubaine en faveur d’associations qui occupent intelligemment un créneau très visible, par exemple le Téléthon, qui bénéficie du relais de la télévision publique à une heure de grande écoute, l’État songe à un mécanisme de redistribution des sommes collectées en faveur d’associations moins favorisées d’un point de vue marketing.
3. Le rapport cité montre que ce ne sont pas les hauts revenus qui participent le plus aux dons privés en proportion de leur revenu ; ce sont plutôt les revenus intermédiaires. On est bien loin du comportement caritatif des riches américains.