Pendant la période de constitution de l’union monétaire, beaucoup d’économistes se sont montrés sceptiques et ont averti qu’elle ne marcherait pas. Leur argument était simple. L’Europe n’était pas une zone monétaire optimale parce que manquant à la fois d’une mobilité interne du travail et d’une coassurance via un budget commun tel qu’on le voit aux États-Unis. De plus, les prix nominaux étaient rigides de sorte qu’on ne pouvait guère attendre que les déséquilibres et les différences de compétitivité s’effacent rapidement. Malgré ces complications, les sceptiques considéraient que les coûts d’une union monétaire n’étaient pas au total si importants, parce que les chocs asymétriques (c’est à dire des chocs dont les effets sont inégaux entre les pays membres) n’étaient eux-mêmes pas si importants comparés aux chocs communs tels que chocs pétroliers ou fluctuations de la conjoncture internationale.

La zone euro a donc été mise en place et largement considérée comme un fait irréversible. Les sceptiques se sont retenus de questionner son bien-fondé en tant qu’institution de peur d’être perçus comme irréalistes ou extrémistes. Mentionner le fait qu’un état membre puisse quitter l’union monétaire était invendable politiquement.

La crise grecque nous a brutalement rappelé qu’un tel événement est plus réaliste qu’on le pensait. Pour garder la Grèce dans la zone euro, les autres pays doivent payer l’addition, tout en imposant des conditions d’une dureté telle qu’à mon avis elles ne seront probablement pas remplies. Donc, pourquoi voulons-nous garder la Grèce dans l’Eurozone, surtout si on considère que l’appartenance ne joue pas un rôle secondaire dans les problèmes rencontrés ?

Des « tendances asymétriques » plus que des « chocs asymétriques »

La raison pour laquelle l’Eurozone ne fonctionne pas n’est pas tant les chocs asymétriques (leur coût est constant sur la durée et donc ne conduit probablement pas à l’échec de la monnaie unique) que les tendances asymétriques. Au cours de la dernière décennie, les pays de la zone monétaire ont doucement mais sûrement divergé en termes d’inflation, de croissance, de performance fiscale et de compétitivité. Certains ont 2% d’inflation, d’autres 4%. Certains ont accumulé des excédents commerciaux, d’autres se sont endettés de façon croissante par rapport au reste du monde. Certains ont su tenir leur gouvernement en laisse, d’autres ont laissé filer la dette.

Ces divergences venaient de choix politiques, d’institutions politiques et de cultures différents. Et la monnaie unique a renforcé ces divergences, contrairement aux espoirs de ceux qui croyaient que cette camisole de force ferait converger les pays membres.

Le cas de l’Espagne

Prenez l’exemple de l’Espagne. Elle a bénéficié d’une croissance forte suite à son entrée dans la zone euro, mais cette croissance n’était pas soutenable. Elle s’est principalement nourrie d’un boom de la construction, lui-même le produit d’une bulle immobilière. Comme la construction n’est pas un bien exportable, le résultat a été un déficit commercial massif, qui a atteint 9% du PIB.

Comme le boom mettait l’économie en surchauffe (par rapport à son niveau d’équilibre qui implique un certain niveau de chômage), l’Espagne a connu une tendance durable de plus forte inflation que la moyenne européenne. Cette inflation a en retour détérioré sa compétitivité, ce qui a ajouté au déficit de la balance commerciale, tout en rendant douloureux tout transfert des ressources vers le secteur exportateur lorsque le boom immobilier allait s’arrêter. La Grèce a connu un différentiel d’inflation similaire et sa compétitivité est plus affectée encore que celle de l’Espagne.

Et s’ils n’étaient pas dans la zone euro ?

Cependant, que se serait-il passé si l’Espagne n’avait pas été membre de l’Eurozone ? Peut-être que sa banque centrale se serait davantage soucié de l’inflation et aurait monté les taux d’intérêt. Cela aurait refroidi l’économie, tout particulièrement le secteur du BTP, et aurait peut-être même dégonflé la bulle immobilière. Ou encore les investisseurs étrangers auraient pris en compte le développement critique de la balance des paiements et attaqué la devise. Sa dépréciation aurait restauré la compétitivité de l’Espagne et son activité se serait réorientée du BTP vers l’exportation. (Les attaques spéculatives contre le SME en septembre 1992 illustrent la rapidité avec laquelle ces mécanismes correcteurs peuvent prendre place. Les devises qui étaient attaquées ne connaissaient pourtant qu’une surévaluation de 5%.)

L’appartenance à la zone euro n’a pas seulement détruit ces mécanismes, elle a exacerbé les déséquilibres. Puisque son gouvernement pouvait emprunter dans la monnaie commune, l’Espagne avait le même taux d’intérêt nominal que le reste de la zone. Donc, plus le taux d’inflation espagnol était élevé, plus son taux d’intérêt réel était bas, ce qui stimulait d’autant plus l’activité économique. Non seulement les mécanismes de refroidissement disparaissent mais la monnaie commune devient un facteur déstabilisant. Si de plus certains secteurs (comme de façon plausible le BTP) sont plus sensibles que d’autres au coût réel du capital, ces bas taux d’intérêt amplifient la mauvaise allocation sectorielle de l’activité.

Le gouvernement espagnol aurait pu souhaiter réagir par contraction budgétaire, mais l’incitation à le faire n’était pas très forte. Après tout, le taux de chômage s’était réduit de 20 à 10% (il est maintenant de nouveau à 20%). Il est plus facile de réduire le chômage en profitant d’une flambée de l’activité qu’au travers de douloureuses réformes structurelles, même si ces dernières sont les seules à avoir des effets durables. Et les bas coûts d’emprunt rendaient une consolidation budgétaire moins nécessaire d’un strict point de vue comptable. Donc le boom n’était pas soutenable sur la durée ; ce n’était qu’un don du ciel sur le court terme – échéance au fond qui est la préoccupation principale des politiciens.

L’exemple illustre que les taux de change flexibles ont des vertus disciplinaires. Cela peut sembler paradoxal puisqu’une partie de la littérature économique soutient au contraire que les taux de change fixes sont bons parce qu’ils stabilisent l’inflation. Mais ceci n’est vrai que si le pays est d’une façon ou d’une autre réticent aux déficits commerciaux induits par des différentiels d’inflation persistants. Pour la Grèce, le Portugal et l’Espagne, cela n’a pas été le cas.

Avec un taux de change flexible, un gouvernement qui a du mal à s’imposer une discipline budgétaire fait face à un dilemme. S’il emprunte dans sa propre monnaie, et recourt en fin de compte à l’inflation pour compenser son incapacité à équilibrer son budget, les marchés l’anticipent et exigent une prime substantielle sur le coût de sa dette. Cela a été le cas pour les pays de l’Europe du sud avant l’union monétaire européenne. Cette prime de risque rend à son tour le pays vulnérable à une explosion de la dette publique (à cause des intérêts supplémentaires qu’elle représente) et donc le contraint à réduire ses dépenses et à viser un excédent primaire de son budget au plus vite. S’il emprunte dans une devise étrangère, une dépréciation de la sienne le met en difficulté, ce qui est une vraie incitation à éviter l’inflation.

Dans une union monétaire, les marchés ne commenceront à se soucier de l’état des finances publiques que lorsque la dette atteint un niveau tel que la possibilité de répudiation devient visible. Jusque là, l’union monétaire permet à un pays d’emprunter à taux bas quelle que soit la situation économique. C’est une bénédiction tant que le même niveau de dépenses publiques peut être financé à coût moindre en termes de dette. Mais la tentation est grande, selon le contexte politique, de tirer partie des taux bas pour accroître les dépenses publiques. Cela a atteint un point tel en Grèce qu’on peut penser que la dette publique est aujourd’hui à un niveau supérieur que si le pays était resté en dehors de la zone euro.

Conclusion

Il est donc un peu gênant de se voir demander d’injecter de l’argent en Grèce pour « sauver l’euro » (alors que les Britanniques, qui ne prennent pas part à l’euro, se voient épargner ce fardeau). Dans un programme d’ajustement typique, la thérapie de choc visant à stabiliser les finances publiques doit être associée à des politiques qui permettent à l’économie de reprendre sa croissance, un ingrédient nécessaire si on veut que le programme soit acceptable politiquement ou même qu’il remplisse ses objectifs. Après tout, donner des emplois aux gens est nécessaire pour qu’ils acceptent la rigueur qu’on leur impose ; et des recettes fiscales sont nécessaires pour éviter des problèmes d’insolvabilité dans les cinq ans.
Dans le cas de la Grèce, un obstacle important à la reprise est la question de la compétitivité. Si la Grèce ne faisait pas partie de l’union monétaire, un programme d’ajustement du FMI aurait probablement inclus une forte dévaluation de la devise (si cela n’avait pas été déjà imposé sous la simple pression des marchés). En insistant pour que la Grèce reste dans la zone euro, les autres membres réduisent grandement la probabilité de succès de leur plan.

 

Traduction autorisée des extraits d’une tribune parue sur le site Vox-EU.