On revient sur le post L’euro et les salaires en France : IG Metall ou Monsieur 4 % du 24 mars 2010. L’idée développée était que la surveillance des niveaux de salaires relatifs au sein de la zone euro doit jouer le rôle qu’occupait la surveillance des taux de change avant la création de la monnaie unique. Sinon, le verdict est sans appel : le pays qui laisse ses coûts salariaux glisser par rapport à l’économie dominante, l’Allemagne, perd ses chances dans le jeu de la compétitivité. Ce n’est ni agréable ni optimum ; cela ne force pas l’économie allemande à pousser ses revenus internes, ce qu’elle devrait faire, mais c’est comme ça.

Rien de nouveau bien sûr sous le soleil. Dans un très bon papier « Voir plus loin que le bout de la Grèce » par Christos Passadéos dans la revue Sociétal, n° 69, 3ème trimestre 2010, l’auteur cite l’article de Horst Siebert, président de l’Institut de Kiel, l’un des cinq sages consultés par le gouvernement allemand, écrit dans le Monde du 29 janvier 1998. C’était il y a plus de 12 ans !

« La première condition pour faire fonctionner l’euro est… que le marché du travail devienne plus flexible au niveau national. Le taux de change ne sera plus là pour absorber toutes sortes de chocs : la croissance plus faible de l’un des membres par rapport aux autres, un cycle désynchronisé au sein de l’Union, des coups portés de l’extérieur par certains pays, quelques problèmes intérieurs propres à chacun d’eux ou des taux de chômage sensiblement différents d’une nation à l’autre. A la différence des États-Unis, il ne faut pas s’attendre à ce que la mobilité de la main-d’œuvre résolve les problèmes régionaux en raison de la barrière des langues et des diversités culturelles. Les salaires joueront donc le rôle des taux de change. Leur faible augmentation ou leur réduction rendront sa compétitivité à une nation en dépression […]. Il faut le savoir, l’union monétaire s’accompagnera nécessairement de fortes pressions politiques en faveur de transferts de solidarité. Ces mécanismes peuvent être acceptables dans une union politique, mais ils sont difficilement concevables entre des États restés souverains. »

Un complément s’impose. Un marché du travail unique, cela veut dire que le jeu de la concurrence tend à égaliser les salaires, à qualification égale. C’est ce qui se passe à peu près dans un cadre national, par exemple en France, mécanisme encouragé en France par la présence d’un Smic à niveau assez élevé (par rapport au salaire médian). Si le marché du travail est fortement segmenté, ce que constate Siebert à l’échelle européenne, il n’y a plus cette force de rappel, et les coûts salariaux peuvent diverger sur longue période, ce que Gilles Saint-Paul, dans sa remarquable tribune du 26 mai dans le blog DFCG (L’euro est-il un échec ?) appelle une « tendance asymétrique ».

L’ajustement macro en cas de dérapage devient très différent en monnaie unique ou en taux de change libres. Dans le premier cas, restaurer la compétitivité signifie baisser les salaires (ou faire sur la durée qu’ils augmentent moins qu’en Allemagne), ce qui n’est pas simple. Dans le second, il est possible de dévaluer, ce qui n’est pas non plus une panacée, la dévaluation jouant l’effet d’une drogue douce : elle est « mangée » par l’inflation importée et donc n’apporte qu’une bouffée de vigueur temporaire, très temporaire dans le cas européen en raison de l’intégration des économies.

C’est pour cette raison qu’on peut garder un petit zeste d’euro-optimisme.

Postulat n°1 : il est inconcevable que dans des économies intimement intégrées comme celles de l’Europe de l’ouest, il y ait des parités de change complètement libres. C’est déstabilisant pour les entreprises, cela prête le flanc à des stratégies de dévaluation compétitives, bénéfiques à court terme pour l’initiateur, mais perverses pour lui sur la durée.

Postulat n°2 : la monnaie unique est donc la solution.

Postulat n°3 : il est illusoire que les problèmes engendrés par une monnaie unique puissent être réglés pour un temps assez long par une politique économique unique. Cela suppose une harmonie politique irréalisable à ce jour.

Postulat n°4 : à défaut, il faut mettre au centre de la politique économique la question des coûts salariaux ou de l’inflation interne, qui doivent devenir les indicateurs clé sur le tableau de bord d’un ministère des finances national. Ce sont eux qui décident de la balance des paiements du pays au sein de la zone euro. Evidemment, les salaires ne se décident pas à Bercy (qui ne commandent que les salaires du secteur public ou le Smic, mais pas la fixation de l’ensemble des salaires). Ils sont l’indicateur d’une surchauffe qui peut être réglée par voie budgétaire ou fiscale. Le boom des salaires espagnols à compter des années 2000 est venu de l’afflux massif de capitaux suite à l’explosion des dépenses du secteur privé espagnol suite à l’inclusion de l’Espagne dans la zone euro (voir le post de Gilles Saint-Paul).

Postulat n°5, le plus ambitieux de la liste, davantage une invocation qu’un postulat : il serait bon de trouver d’autres instruments de pilotage conjoncturel national dans le domaine de la politique monétaire, ceci en dépit du fait que la politique monétaire se décide au niveau de la BCE. On peut songer par exemple à l’introduction de coefficients de réserve obligatoires spécifiques par pays. Ainsi la Banque d’Espagne aurait disposé des moyens de calmer le jeu dans le domaine du crédit immobilier, ceci en dépit du fait que le taux d’intervention de la BCE, évidemment unique, était resté très bas sur la période.

Une dernière remarque pour fustiger une idée trop facilement en avant. La réponse aux tendances asymétriques de l’euro serait le « fédéralisme fiscal » (dont l’effet est de stabiliser géographiquement la conjoncture de la zone : un pays en récession, par exemple, paie moins d’impôts au budget fédéral, et reçoit en retour davantage de subventions du budget fédéral ; un pays en forte croissance est dans le mécanisme inverse). Elle semble irréaliste dans le contexte politique actuel, même s’il faut rappeler qu’elle est la condition et la conséquence du pacte de citoyenneté européen. Mais surtout, il faut se méfier d’un autre type d’effet pervers, jouant à plus long terme : les transferts, quand ils sont structurels, sont une autre forme de drogue douce. Le pays ou la région relégués en termes de compétitivité voient leur industrie disparaître. Recevoir des transferts de l’extérieur est positif si cela aide à reconstruire une compétitivité ; mais c’est très négatif si cela aide à supporter les conséquences sociales de la relégation. Le pays se spécialise dans ce qu’il sait bien faire : recevoir des transferts (ce qu’on appelle la maladie hollandaise). L’exemple des Länder d’Allemagne de l’est – qui bénéficient encore et toujours de forts transferts – est là pour l’illustrer : la croissance n’y décolle pas, et la population active continue à émigrer. Le Mezzogiorno, la région du Massif central en France, sans parler de la Corse ou des DOM, en sont d’autres exemples. Un budget fédéral suppose déjà une intégration politique forte, pour que la population européenne, dans son unité démocratique, accepte que telle région de l’Union, c’est-à-dire telle nation la composant, voit son économie spécialisée dans le tourisme ou vive un déclin économique tranquille comme le font beaucoup de régions aujourd’hui au sein de l’« Union française ». Ce n’est pas une politique pour le long terme.

1. J’assimile un peu rapidement niveau des salaires et coûts salariaux unitaires. Il faut prendre en compte aussi le jeu de la productivité du travail, c’est-à-dire de l’innovation et de l’investissement. Sur cette base, les salaires hors Allemagne doivent augmenter moins vite au cas où la productivité s’accroît plus lentement, ce qui est souvent le cas, sachant que l’économie dominante combine à la fois gains de productivité et salaires modérés.

2. L’article de Passadéos rappelle qu’en Allemagne, 25% de la TVA, qui est collectée au niveau des Länder, fait l’objet d’une redistribution afin que les recettes fiscales par habitant convergent toujours vers la moyenne national, l’État fédéral complétant si nécessaire.