En 1989, Alexandre Arbatov, alors conseiller diplomatique de Gorbatchev, avait dit à un diplomate américain : « Nous allons vous faire le pire des cadeaux : nous allons vous priver d’ennemi ! ».

Quelques années plus tard, avec l’implosion de l’URSS, cette prévision devenait réalité et les agences du type CIA et FBI se retrouvaient au chômage technique. Vraiment ?

Nous allons tout d’abord énumérer les bases « légales » sur lesquelles se basent les États-Unis pour rançonner (en majorité) les groupes européens, nous demander d’où vient cette naïveté européenne désarmante vis-à-vis de nos amis d’outre-Atlantique, enfin pourquoi et comment il faut d’urgence restaurer la notion de notre « puissance», qui est ni plus, ni moins, le fait de nous faire respecter.

 

Sur quelles bases légales s’appuie l’administration américaine ?

Les USA sont un pays empreint de légalisme et qui déteste l’arbitraire, les premiers immigrants ayant fui des régimes autoritaires de droit divin, où l’intolérance religieuse faisait fuir les meilleurs, à l’image des huguenots français.

Pour faire simple, et par ordre chronologique, les trois principales lois dites « extra-territoriales » (comprenez : qui s’imposent au reste du monde) sont les suivantes :

  1. La loi FCPA (décembre 1977), dite Foreign Corrupt Pratice Act, signée par Jimmy Carter suite à l’affaire Lockheed, punit la corruption d’agent public étranger. C’est celle qui a été utilisée dans le cadre de l’affaire Alstom, comme on le voit ci-après. Internet n’existait pas en 1977, mais les États-Unis ont rapidement capitalisé sur cette nouvelle technologie pour étendre le rayon d’action du F.C.P.A. : les transactions en dollars sont bien sûr concernées, mais aussi celles dans n’importe tout autre devise du moment que cela transite par une banque américaine. Le bras de la FCPA s’est nettement allongé avec la montée en puissance de la NSA (National Security Agency)
  2. La loi Helms-Burton, votée en mars 1996, renforce l’embargo contre Cuba qui existait depuis 1962 sous Kennedy et interdit toute relation commerciale avec le régime de Castro, non seulement aux Américains, mais aussi aux étrangers.
  3. La loi d’Amato-Kennedy, votée en 1996, en réponse, quelque huit après les faits, à l’explosion terroriste du vol Panam 103 au-dessus de Lockerbie en décembre 1988.

Les États-Unis ont candidement révélé que leur but était de frapper au porte-monnaie les concurrents des sociétés américaines quand le porte-parole du département d’État a fustigé la présence de Total en Iran, tout en regrettant amèrement que ce groupe ait pris la place de ConocoPhillips, un contrat qui « aurait été très profitable pour Conoco. Nous voulons punir les entreprises qui auront ce genre d’attitude à l’avenir. »

 

Comment fonctionnent ces lois dans la pratique ?

La loi FCPA était restée dormante. La fin de la guerre froide et surtout l’attentat du World Trade Center (2001) l’a réveillée et a provoqué une frénésie d’actions de l’administration américaine. On passera de trois cas en 1999 à 19 en 2007, et plus encore après. Au total, sur les 478 actions lancées en 40 ans, d’après l’université de Stanford[1], 30 % des enquêtes ouvertes ont visé des entreprises étrangères, mais celles-ci ont réglé 67 % des amendes collectées[2].

 

Extrait du tableau de chasse des opérations les plus significatives

  • 2008 : Siemens (également condamné par la justice allemande), soit 800 M$ pour une corruption à l’échelle mondiale. Huit salariés mis en examen au pénal.
  • 2009 : KBR, filiale d’Halliburton, 579 M$. Deux salariés au pénal.
  • 2012 : HSBC, 2 Md$ pour blanchiments suspects (Mexique, Iles Caïman, etc…), doublé d’une autre pénalité de 200 M$ pour dissimulation de comptes bancaires en Suisse de citoyens américains.
  • 2014 : Alstom, 772 M$, pour corruption en Indonésie, en Zambie, en Slovénie et au Brésil ( pour le métro de Sao Paulo).
  • 2015 : BNP , colossale amende de 9 Md$ pour violation d’embargo vers Cuba, la Libye, l’Iran ou le Soudan, entre 2000 et 2010.
  • 2015 : Crédit Agricole, soit 787 M$, pour non-respect de règles d’embargo).
  • 2015 : Commerzbank, pour 1,5 Md$, même motif.

Bien évidemment, les « punis » du Département de la justice (DOJ) ne sont pas blancs comme neige. Ils sont même parfois poursuivis par la justice de leur propre pays (Cf., l’affaire Siemens). La police croate a par exemple livré des cadres de Siemens au FBI.

 

Alors, que peut-on reprocher à l’oncle Sam ?

  1. Une procédure qui ne respecte pas tous les droits de la défense. C’est le cas Alstom. Frédéric Pierucci (patron d’Alstom Turbines) l’a expérimenté à ses dépens en descendant de son avion en 2013 : clé dans le dos et chaînes alors que rien ne lui était formellement reproché (ce qui sera admis plus tard). Les « débats » n’auront duré que 38 minutes et le seul « échange » avec la présidente du tribunal se sera limité à la lecture du discours de regrets de l’accusé, texte préparé par son avocat où il fait son mea culpa et demande à sa famille et à ses proches de pardonner son comportement.

 

  1. Des moyens de pression qui ne se cachent même pas. Les « accusés » par le procureur sont soumis au choix suivant, auquel ils n’ont que quelques instants pour répondre :
    1. Soit vous plaidez coupable et votre entreprise paiera (c’est le but ultime) et vous pouvez espérer un verdict clément.
    2. Soit vous allez au procès (perdu dans 95 % des cas) avec l’application par le DOJ d’un barème d’années de prison selon un algorithme basé sur le profit estimé que la société qui emploie l’accusé aura pu réaliser grâce aux pots-de-vin dont le DOJ dit avoir la preuve. Dans l’affaire Alstom, Frédéric Pierucci avait calculé qu’il en prendrait pour quinze ans.

Il faut en effet rappeler qu’aux États-Unis, c’est l’administration (le procureur) qui sanctionne. Alstom et Siemens n’ont pas été jugés par un tribunal. Le juge n’intègre la boucle qu’en fin de course, quand les deux parties se sont « entendues » (sic) sur un accord et que le fameux « plaider coupable » reflète, non seulement la reconnaissance des faits, mais la renonciation à son droit à un procès devant un jury ou un juge (ex : affaire Madoff).

Frédéric Pierucci, dans une interview donnée à la chaîne vidéo Thinkerview[3], indique avec juste raison que, tant que l’Union européenne ne sera pas dotée d’un équivalent du DOJ américain , aucun État de l’union ne se fera pas vraiment respecter.

 

  1. Une « préférence nationale» très marquée. À lire la liste des sociétés épinglées par le D.O.J., on retire l’impression (en fait, un peu plus qu’une impression) que les sociétés américaines sont des modèles de vertu. Jamais aucune banque américaine n’a écopé d’une amende aussi extraordinaire dans le cadre de la loi FCPA que celle infligée à BNP. Suivent HSBC, Commerzbank (cf. tableau supra) , etc. , et, en queue de peloton … JP Morgan Chase pour 88 millions de dollars.

 

En conclusion, on utilise des paravents moraux pour une gigantesque machine de guerre.

Qui peut honnêtement ne pas soutenir la lutte au niveau international contre le terrorisme, le trafic de drogue et la corruption ? Evidemment personne, mais l’énormité des moyens employés laisse quand même un doute quant aux buts poursuivis officieusement, doute qui s’accroît quand on constate la permanence du trafic de drogue entre le Mexique et les États-Unis.

Si l’on prend un peu de recul en oubliant les lois américaines sur lesquelles se base le DOJ, mais en examinant la gigantesque machine sur laquelle il s’appuie, on s’aperçoit que les autorités américaines, sur le modèle du MITI japonais, travaillent en étroite symbiose et coopération avec les grands groupes étatsuniens.

Le but final est très clair : « créer ce que les marchés détestent le plus, i.e. un état permanent d’incertitude juridico-économique afin de décourager quiconque d’ investir dans les pays en question »[4].

 

La France et l’Union européenne : territoires naïfs et soumis. Pourquoi ?

Il faut revenir ici à l’implosion de l’URSS, en y rajoutant le réveil de la Chine. Les deux se sont conjugués pour aveugler l’Europe et conforter son impuissance (autant voulue que subie) à l’égard de la puissance américaine. L’Occident se réjouissait d’avoir remporté la guerre froide et l’Europe se trouvait très bien à l’ombre du parapluie nucléaire américain, pressée de toucher « les dividendes de la paix ».

Cet angélisme européen et cet atlantisme forcené, marqués par le rejet du concept même de puissance et de souveraineté, ont eu un effet anesthésiant sur tous les pays européens, et, partant, sur la Commission et le Parlement de Strasbourg, ce qui s’est traduit par l’abandon de toute réflexion stratégique.

Un premier réveil s’est produit après les attentats du 11 septembre 2001, quand les États-Unis ont décidé d’utiliser les lois FCPA et autres pour déstabiliser les entreprises européennes, sous couvert de lutte contre la corruption, la drogue et le terrorisme, de préférence en ciblant leurs concurrents du vieux continent qui pouvaient être des concurrents dangereux.

Un second réveil s’est produit en 2009 quand Vladimir Poutine a stoppé provisoirement les livraisons de gaz à l’Europe transitant par l’Ukraine, tellement était forte la certitude européenne que la notion de puissance russe était morte le jour de Noël 1991 quand le drapeau rouge avec faucille et marteau avait été amené sur le toit du Kremlin.

 

Restaurer la notion de puissance

Depuis 1945, le concept de puissance est assimilé à celle d’impérialisme belliqueux, et a été remplacé dans le vocabulaire journalistique, politique et parlementaire par ceux d’intérêt national, de bien public, ou encore d’ intérêt public, termes et plus consensuels.

Il a fallu l’affaire Snowden, consultant à la NSA, en 2013 pour prendre conscience de la prééminence des USA dans le domaine de l’immatériel, espionnant sans vergogne leurs anciens alliés (y compris le Conseil européen à Bruxelles) pour révéler l’ampleur de la menace sur l’appareil politique et économique français.

Comme l’Europe risque de ne pas sortir de son innocence géostratégique avant longtemps, certaines actions peuvent et doivent être prises au niveau français, sans pour autant violer les traités européens. À titre d’exemple :

  1. Renforcer l’attention des décideurs (DG, directeurs commerciaux, etc…) qui voyagent à l’étranger pour affaires et qui manipulent des données sensibles quant au piratage des données qu’ils manipulent : courriels, SMS, conversations téléphoniques, etc…
  2. Rappeler aux décideurs politiques et économiques, aux journalistes, aux enseignants de l’enseignement supérieur et à leurs étudiants que l’économie globalisée n’est pas qu’un monde de gentils partenaires et, sans en faire ni une obsession ni une paranoïa, quitter cet état de naïveté permanente qui a été celui de l’Europe depuis 1945, obsédés que nous étions de montrer que nous étions l’exact opposé des dirigeants qui avaient mené l’Europe durant son abaissement en 1914 puis en 1939.

 

[1] http://fcpa.stanford.edu/statistics-heat-maps.html

[2] Chiffres cités dans l’ouvrage très complet d’Ali Laïdi : Le Droit, nouvelle arme de guerre économique, chez Actes Sud.

[3] La France, vendue à la découpe ? – Interview en direct du 8 juillet 2019

[4] Cf. ouvrage d’Ali Laïdi cité plus haut

 

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