[Sous la plume de Philippe Danjou, membre du Board IAS, Vox-Fi ouvre ses colonnes à un sujet d’une importance extrême pour le monde économique : la prise en compte du chiffre d’affaires en comptabilité. La norme commune traitant de ce sujet vient de paraître (norme IFRS 15) et fait l’objet du présent article. Elle a fait avant sa publication l’objet de débats très complets, comme le rappelle Philippe Danjou ; mais il importe que le monde de l’entreprise s’approprie pleinement cette norme, de sorte que Vox-Fi souhaite de ses lecteurs fassent sur elle, suite au présent article, les commentaires les plus nombreux. Emmanuelle Cordano, co-présidente de la commission comptable de la DFCG et directeur des normes comptables du groupe Sanofi, se charge aimablement de coordonner le débat. NDLR]

 

L’IASB et le normalisateur comptable américain Financial Accounting Standards Board (FASB) viennent de publier, le 28 mai 2014, une norme commune qui traite de la comptabilisation des revenus provenant de contrats commerciaux. Dans le référentiel IFRS, la norme IFRS 15 remplace les normes IAS 11 (Contrats de construction) et 18 (Produits des activités ordinaires). Aux USA, elle remplacera une multitude de textes règlementaires spécifiques à chaque industrie ou à chaque type de transactions. Il s’agit d’n succès majeur dans le programme de convergence mondiale des normes soutenu par les leaders du G20.

 

IFRS15 s’appliquera aux exercices comptables ouverts à compter du 1er janvier 2017, sous réserve de son approbation par les autorités européennes, qui ne devrait pas poser de problème. Un retraitement sur cette nouvelle base des données publiées pour l’exercice 2016 devra être fourni lors des premiers comptes intermédiaires en 2017. La norme prévoit qu’une application anticipée est permise.

 

Le chiffre d’affaires étant une donnée vitale pour apprécier  la performance d’une entreprise, cette nouvelle norme est donc un évènement particulièrement important pour la communauté des dirigeants et des analystes financiers. Pour la première fois dans l’histoire de la comptabilité, les entreprises de toute la planète présenteront un chiffre d’affaires déterminé selon les mêmes normes. Le standard international en vigueur et son équivalent américain comportaient en effet de nombreuses différences qui imposaient des retraitements complexes, parfois impossibles par manque de données, pour comparer les performances entre différentes entreprises, y compris au sein d’un même secteur industriel.

 

Quand j’écris « de toute la planète », c’est parce que je pense qu’une norme commune aux IFRS et aux US GAAP aura forcément une influence significative sur les autres référentiels, par exemple au Japon ou en Chine, que les normalisateurs concernés seront fortement tentés d’aligner rapidement sur le standard commun.

 

Un due process exemplaire

Cette norme résulte de six ans de travail approfondi effectué en étroite collaboration avec le FASB, dans le cadre de l’accord de coopération signé en 2002. Un premier appel à commentaires (Discussion Paper) avait été publié en 2008, suivi d’un exposé-sondage en 2010, puis d’un projet de norme révisé en 2011. Plus de 1500 lettres de commentaires  ont été analysées, 650 réunions ont été tenues dans le monde entier avec les parties intéressées : dirigeants, investisseurs et analystes, régulateurs, auditeurs, normalisateurs de différents pays, autorités gouvernementales. Des ateliers-pilote ont eu lieu pour en tester la faisabilité, des séminaires entre analystes et dirigeants financiers ont été organisés pour discuter des informations à fournir en annexe aux comptes. Des discussions techniques approfondies ont eu lieu pendant toute la période de développement avec différents forums d’entreprises internationales qui se sont créés spontanément pour coordonner leurs points de vue : entreprises du secteur des télécoms, European Software Accounting GroupPharma Forum et bien d’autres.

 

L’essentiel de la norme IFRS 15

Toutes les transactions entre une entreprise et un client, à l’exception des contrats d’assurance, des contrats de location et des transactions purement financières, sont visées par la norme.  Les deux boards IASB et FASB  pensent que la norme répond mieux que les précédentes aux besoins d’information des investisseurs, tout en fournissant aux entreprises un cadre clair et robuste pour comptabiliser des transactions parfois complexes. La norme comporte également des dispositions expliquant le traitement comptable des couts d’obtention des commandes et contrats.

 

Une grille d’analyse unique est mise en œuvre, comportant cinq étapes successives :

1.            Identification du (ou des) contrat(s) avec le client – l’accord commercial crée-t-il entre les parties des droits et obligations exécutoires (dans le contexte du droit commercial applicable) ? Convient-il de combiner plusieurs contrats concomitants et de les comptabiliser comme un contrat unique ? Comment prendre en compte les modifications apportées en cours de vie du contrat ?

 

2.            Identification des obligations créées par le contrat – il s’agit des promesses (« Performance obligations ») faites par le fournisseur de transférer au client des biens, et/ou de lui rendre des services. La difficulté principale, pour certains types de contrats comportant des promesses multiples, est de déterminer s’il s’agit de biens ou services distincts dont le client peut tirer un avantage économique de façon indépendante, ou en mettant en œuvre d’autres ressources dont il dispose déjà. Le fournisseur devra également considérer dans quelle mesure une promesse est séparable des autres promesses figurant dans le contrat. Cette étape est importante, car c’est elle qui détermine si la comptabilisation du chiffre d’affaires contractuel total doit être ventilée entre plusieurs composantes distinctes, chacune pouvant concerner des exercices comptables différents.

 

3.            Détermination du prix de la transaction – il s’agit d’estimer le montant de la rémunération à laquelle l’entité s’attend à avoir droit en échange des biens ou services fournis. Habituellement, il s’agit d’un montant fixe dont la détermination est immédiate. Mais parfois, le prix stipulé comporte des éléments variables : bonus/malus de performance, indexation sur des indices de prix, lien avec la quantité ou la valeur des éléments produits par le client avec le bien fourni… IFRS 15, faisant application d’une saine prudence face à des revenus incertains, dispose que les éléments variables ne doivent être pris en compte que dans la mesure où il est hautement probable que le montant  cumulé reconnu en chiffre d’affaires ne sera pas révisé à la baisse au cours d’une période ultérieure lorsque l’incertitude sera levée. Par ailleurs, lorsque le contrat comporte une composante de financement significative explicite ou implicite (crédit vendeur), le prix contractuel doit être décomposé entre un prix « cash » et la rémunération du crédit accordé, qui sera comptabilisé en revenu selon la norme IFRS 9 « Instruments financiers ».

 

4.            Allocation du prix total estimé aux différentes obligations identifiées à l’issue de l’étape 2 – cette répartition se fera le plus souvent au prorata de la valeur relative de chacune des composantes, cette valeur étant déterminée sur la base des prix de vente (observés ou estimés) en cas de vente séparée du bien ou du service. Si le prix global est inférieur à la somme des prix de vente individuels, le rabais global est ventilé proportionnellement entre les différents éléments, sauf lorsque l’entreprise peut démontrer que le rabais est attribuable à un élément particulier.

 

5.            Comptabilisation du chiffre d’affaires dans l’exercice au cours duquel chaque promesse est satisfaite – l’entreprise comptabilise le revenu déterminé à l’issue de l’étape 4 lorsqu’elle satisfait à son obligation en transférant au client un bien ou en exécutant le service, la date à prendre en compte étant celle à laquelle le client acquiert le contrôle du bien ou reçoit le bénéfice associé au service. L’obligation peut être satisfaite à un instant donné (cas typique des livraisons de biens) ou de façon continue dans le temps (cas typique des contrats de services conclus pour une certaine durée ou des contrats de construction s’étalant sur plusieurs périodes comptables). Dans ce dernier cas,  l’entreprise devra  définir une méthode objective pour mesurer le progrès (l’avancement) dans l’exécution de son obligation continue et ainsi déterminer le montant de revenu à comptabiliser.

 

Amélioration des informations à publier en annexe

Une des principales faiblesses du dispositif IAS 11 et 18 était que l’information en annexe ne permettait pas bien de comprendre, dans les cas complexes, les analyses et jugements mis en œuvre par les dirigeants pour affecter le chiffre d’affaires aux différentes périodes comptables. Peu d’informations utiles étaient publiées pour expliquer les types de contrats et leur impact sur les cash flows futurs, ainsi que les incertitudes en matière de montants et de dates.

 

IFRS 15 demande de fournir des informations de nature quantitative et qualitative visant à expliquer :

  • Les revenus comptabilisés dans l’exercice, avec une ventilation du chiffre d’affaires total entre différentes sous catégories jugées appropriées (indépendamment de la ventilation par segments d’activité)
  • Les montants figurant au bilan d’ouverture et de clôture au titre des  créances clients et des « contract balances », c’est-à-dire les comptes de régularisation actif ou passif résultant des décalages entre l’exécution par l’entreprise de ses obligations et l’exécution par son client  de ses propres obligations (paiement d’avance, à l’avancement ou à l’achèvement)
  • Les obligations restant à exécuter à la date du bilan, avec une indication de la période prévisible d’exécution et le montant de la transaction affecté à ces obligations non exécutées en application du contrat
  • Les jugements et estimations significatifs mis en œuvre pour l’application de la norme
  • Le montant des actifs enregistrés au titre des couts engagés pour l’obtention du contrat et son exécution (selon le langage traditionnel, il s’agit des charges différées et des travaux en cours).

 

Des précisions apportées à la comptabilisation des licences

IFRS 15 apporte une précision utile et établit une contrainte à la reconnaissance des revenus variables pour les licences de propriété intellectuelle, source traditionnelle de difficultés comptables.

 

Si une licence a été identifiée comme une composante du contrat et doit donc être comptabilisée séparément, la façon de comptabiliser le chiffre d’affaires (on se réfère ici à un chiffre d’affaires de montant déterminable à l’avance) dépend de l’analyse économique des droits que la licence confère au client :

  • Soit le client obtient un accès à la propriété intellectuelle du fournisseur telle qu’elle existe tout au long de la durée du contrat : dans ce cas, la licence transfère au client un droit continu portant sur une ressource qui est susceptible d’évoluer, et le revenu doit être comptabilisé au fur et à mesure du temps qui passe.
  • Soit la licence permet au client d’utiliser une propriété intellectuelle telle qu’elle existe au moment de la signature du contrat, sans droit à bénéficier des améliorations postérieures : alors, le revenu sera comptabilisé pour la totalité du montant convenu à la date de signature du contrat.

 

Pour les licences dont la rémunération est  proportionnelle à une variable qui n’est pas sous le contrôle de l’entreprise, comme par exemple le niveau d’activité ou le chiffre d’affaires du licencié, le revenu de licence ne peut être comptabilisé que lorsque l’activité ou le chiffre d’affaires servant de base à la rémunération (royalty) est réalisé.

 

Quels impacts ?

Comme on le comprend à la lecture, cette grille d’analyse est rigoureuse et logique. Dans la plupart des cas, elle amènera l’entreprise à conclure qu’il n’y a pas lieu de modifier ses méthodes comptables, et seules les informations complémentaires à fournir en annexe aux comptes auront un impact sur son information financière. Mais pour certaines industries ou certains types de prestations, tels que les contrats à composantes multiples, fréquents dans les domaines des télécommunications  ou des logiciels, ou pour les contrats de services pluriannuels, l’analyse pourra amener à une réallocation différente du chiffre d’affaires global entre les différentes composantes identifiées.

 

Un cas typique est celui des télécoms, où le client achète pour un prix global fixe ou variable un  «bouquet » comportant  différents services, un ou plusieurs biens (téléphone mobile, téléphone fixe, console d’accès au réseau TV câblé…) et des options diverses exerçables au cours ou à l’issue du contrat d’abonnement, qui couvre typiquement plusieurs années. A l’heure actuelle, la « subvention » accordée par le fournisseur pour l’acquisition à prix réduit du smartphone ou de la tablette est compensée par une majoration du prix des services : le client payerait un prix inférieur s’il achetait uniquement l’accès au réseau. La plupart des fournisseurs de services de télécom comptabilisent aujourd’hui le chiffre d’affaires initial affèrent aux terminaux sur la base du prix figurant sur la facture, puis le chiffre d’affaires des communications sur la base du prix apparent. Or, pour refléter la réalité économique, un chiffre d’affaires correspondant au prix de marché réel des terminaux devrait être constaté lors de leur remise au client, et la créance qui en résulte (le prix encaissé étant inferieur) serait apurée au fur et à mesure de l’encaissement des services facturés. C’est ce qui se passera avec IFRS15.

 

Une période de transition suffisante et un dispositif d’accompagnement sont mis en place

Conscients de l’importance primordiale du chiffre d’affaires pour les analystes et les dirigeants, et du caractère critique des normes correspondantes, l’IASB et le FASB ont prévu une période suffisamment longue avant l’entrée en vigueur de la norme, le 1er janvier 2017, afin de laisser aux entreprises tout le temps nécessaire pour analyser leurs contrats commerciaux type, éventuellement adapter leurs systèmes de pilotage et de collecte des données, et former leurs personnels. De plus, ils ont décidé de mettre en place un groupe conjoint de travail qui sera chargé, pendant la période de « montée en régime » 2014-2017, d’informer sans retard les deux boards sur d’éventuelles difficultés d’interprétation qui se feraient jour alors que les entreprises se préparent à appliquer la nouvelle norme. Agissant comme un forum de discussion, mais sans être doté d’un pouvoir d’interprétation, le groupe de travail donnera aux responsables comptables, auditeurs légaux et utilisateurs des états financiers une occasion de s’enrichir de l’expérience et des réflexions de leurs pairs. Les discussions au sein du groupe de travail se feront en toute transparence, et le groupe se réunira deux fois en 2014 et quatre fois en 2015, sous coprésidence IASB-FASB. Toute personne concernée pourra soumettre une question relative à l’application de la norme, et la question sera évaluée ainsi que son ordre de priorité par l’IASB et le FASB.

 

La composition du groupe reflète le caractère global de la norme et associe des responsables financiers, des auditeurs et des utilisateurs représentatifs d’un spectre large d’industries et de zones géographiques. Pour la France, Emmanuelle CORDANO (directeur des normes comptables de SANOFI) a bien voulu s’engager à y consacrer un temps de travail non négligeable : qu’elle en soit ici remerciée publiquement.