Libre propos : Oublier la grand-mère latine

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Goethe disait fameusement : « Ceux qui ne connaissent pas de langues étrangères ne savent rien de leur propre langue. » Sans doute, mais il faut préciser dans le cas du français : ce qui importe absolument pour savoir et maîtriser le français, en connaître les racines et la formation des mots, c’est de savoir une autre langue latine, espagnol, italien ou portugais, qu’importe, et peut-être même le roumain. Mais surtout pas le latin. Je m’explique.

Il y a en effet une vaste escroquerie intellectuelle, transmise de génération en génération de professeurs des écoles, selon laquelle les langues latines descendraient du latin. C’est faux ! Je prenais pour dit autrefois cette affirmation mais m’interrogeais toujours sur le paradoxe suivant : comment se fait-il que les langues latines soient « si proches » l’une de l’autre, de sorte qu’un lecteur raisonnablement cultivé arrive à peu près, poussivement, à déchiffrer un texte écrit dans une autre langue latine que la sienne même s’il ne la parle pas, alors que ce même lecteur est infichu de comprendre le moindre bout de phrase en latin, même si comme moi il l’a étudié sept ans au lycée ? Pourtant, il y a en théorie une relation directe de mère à fille, alors les filles ont évolué en total isolement l’une de l’autre, les envahisseurs du haut-moyen âge n’apportant pas leur langue avec eux mais transformant plutôt celles qu’ils trouvaient sur place. Le lien mère-fille devrait donc être plus étroit que les liens entre les diverses filles (et qu’on pense à la variété des filles sur un même territoire, occitan, catalan, piémontais, etc.). L’Église était en principe là aussi pour solidifier le lien avec la langue matricielle, mais sans succès.

J’ai enfin trouvé la réponse à mon embarras dans un formidable livre que je conseille à tout lecteur de Vox-Fi : Joseph Solodow, « Latin Alive », 2010, Cambridge University Press. La vérité, c’est que les langues latines, on devrait dire « romanes », descendent non du latin mais du « bas-latin » qu’on devrait plus pédantiquement appelé le « proto-roman ». Par parenthèse, le mot « roman » a fait fortune, parce que les gens qui en usaient dans la France du Moyen-âge dès qu’ils voulaient mettre par écrit les choses banales de la vie et non la lourde langue juridique ou religieuse, écrivaient… « en roman », c’est-à-dire « des romans ». Et quand ces choses banales concernaient cette chose très peu banale qu’est l’amour, cela donnait des « romances ». Fin de la parenthèse.

En fait, au cours des derniers (et prestigieux, contrairement à ce qu’on croit) siècles de l’empire romain, plus personne dans la rue ne parlait latin. Ce n’est que l’élite, comme souvent éloignée du peuple, qui se piquait d’en revenir au latin de Cicéron quand elle voulait sérieusement écrire, mais il s’agissait déjà d’une langue morte, et ceci même du temps de Cicéron. Par exemple, la langue de tous les jours s’était progressivement débarrassé des déclinaisons, un système très concis certes, mais qui engendrait plein de confusion, ce qui obligeait les gens à rajouter partout des prépositions pour éviter de se planter. Écoutez par exemple un ablatif sur le mot « chambre » : comment distinguer « dans la chambre », « vers la chambre », « par la chambre », etc ? Une fois la préposition adoptée, on pouvait avec soulagement virer le suffixe (ce qui permettait d’inventer d’autres suffixes très utiles, comme les diminutifs). Comme les locuteurs latins se plantaient aussi quand ils voulaient désigner un mot au pluriel, ils lui collaient derrière le mot « omnes » qui veut dire « tous », un peu comme les Américains qui disent aujourd’hui « you guys » ou « you folk » quand ils veulent désigner la 2ème personne du pluriel et non du singulier. Ce qui a donné naturellement l’idée de supprimer le suffixe de la déclinaison plurielle, de virer aussi le « omnes » et de simplement rajouter son « s » final comme marque du pluriel, ce qu’on retrouve en espagnol, en français, en anglais via le français, mais pas en italien, qui est resté pour ça plus proche du latin classique.

Bref, pourquoi toutes ces considérations ? Le latin n’est au mieux que la grand-mère des langues romanes (la grand-mère latine !). Déjà au temps de Cicéron et de César, c’était une langue figée, à preuve qu’elle a vécu, immuable, canonisée, pendant deux millénaires. Donc aux oubliettes, le latin ! Pour les seuls linguistes ! Comme il est vital, suivant Goethe, d’apprendre une langue étrangère et que toute langue latine oblige à réfléchir sur les racines des mots français ; comme par ailleurs on ne peut pas décemment imposer à nos écoliers d’apprendre le « proto-roman », une langue au reste jamais stabilisée, il serait sage, pour un ministre de l’éducation nationale, d’imposer l’apprentissage d’au moins une langue romane dans son cursus du collège et du lycée. Et d’en faire une matière obligatoire au bac. Il devrait même proscrire le latin, y compris comme matière optionnelle. Une ministre, Mme Najaut-Belkacem, souhaitait pour le moins limiter la place du latin, avant de reculer face aux hurlements habituels, des profs déjà en place bien sûr, mais aussi de tous les lettrés septua- ou octogénaires, de redoutables bataillons. L’actuel ministre, prudent, a rétabli la noble langue comme option entière du bac.

L’espagnol est sans doute la plus naturelle des langues romanes à apprendre, même si je n’empêcherai pas l’enfant de choisir le roumain. Et pour une raison simple, outre qu’elle est une des langues les plus parlées au monde : c’est qu’elle est simple, grâce à la formidable initiative prise par Philippe V (petit-fils de Louis XIV) de créer en 1713 la Real Academia Española, dont la belle devise est « limpia, fija y da esplendor » (clarifie, fixe et donne splendeur) et qui a su l’appliquer, en simplifiant radicalement l’orthographe. Nos pédants de l’Académie française, les dits Immortels, avaient et gardent pour motif vital (je cite le vrai !) de « nettoyer des ordures qu’elle (la langue) a contractées ». Une vieille histoire ? Pas du tout : comparez les sites internet des deux Académies, donnant le dictionnaire de leur langue, l’un est moderne, l’autre ringard. Ça coûte combien au budget de la France, cette Académie ? À propos de dictionnaires, quand il s’est agi d’en faire un, ce qui faisait partie de la mission initiale des Académies, les messieurs Larousse, Robert, Gibbons (pour l’anglais) ont accompli en dix ans, et tout seul dans le cas de Gibbons, davantage que l’Académie française depuis sa création. Le Monde, dans un article du 9/11/2016, déplorait la dégradation de l’orthographe depuis une vingtaine d’années chez les élèves du CM2. Haro sur les instituteurs, va-t-on entendre. Non ! dans notre siècle à la recherche de simplicité et de sincérité, qui remet en cause l’« arrogance des élites », le problème, c’est cette fichue orthographe. Pour citer Paul Valéry, une référence : « Je ne parlerai pas de notre orthographe, malheureusement fixée, en toute ignorance et absurdité, par les pédants du XVIIème siècle, et qui n’a pas laissé depuis lors de désespérer l’étranger et de vicier la prononciation d’une quantité de nos mots. Sa bizarrerie en a fait un moyen d’épreuve sociale : celui qui écrit comme il prononce est, en France, considéré inférieur à celui qui écrit comme on ne prononce pas. »

Donc ma deuxième décision de ministre : fermer l’Académie française ou, à tout le moins, n’en laisser que la fonction de congélateur à immortels ; et lui ôter tout rôle dans le suivi de la langue. La réforme de l’orthographe, c’est plus difficile, il faudra y épuiser plusieurs ministres.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 2 mai 2019.

 


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