La mode est à la réduction des taux d’IS de par le monde. On en comprend la logique en Europe, terrain d’une impitoyable concurrence fiscale : si tu me taxes trop ici, je vais transférer mes profits là-bas, et beaucoup là-bas m’ouvrent les bras.

Ce qui est plus discutable, c’est que cette baisse généralisée ait en toute circonstance des effets économiques bénéfiques – même à laisser de côté l’appauvrissement des budgets publics que cela entraîne.

Dans une étude qu’on peut lire sur l’excellent blog du FMI, « Rising Market Power Mutes Tax Cut Impact », l’effet d’une baisse de l’IS sur le comportement d’une entreprise est très faible quand cette entreprise bénéficie de « surprofits », ce que l’anglais appelle « markups », c’est-à-dire d’une profitabilité supérieure à son coût du capital. C’est le cas par exemple quand elle dispose d’un pouvoir de monopole, de protections légales ou tarifaires, etc. On le voit sur le graphique suivant tiré du papier cité. Il compare l’impact macroéconomique qu’une baisse de l’IS (d’un montant égal à 1 point de PIB) pouvait avoir dans les années 80, quand l’industrie américaine était beaucoup plus concurrentielle – on y vient –, et celui qu’il peut avoir aujourd’hui. L’effet positif sur le PIB, par exemple, est réduit d’un tiers.

Le raisonnement est simple. Un monopole pur, contrôlant parfaitement ses prix de vente, ne les fixe pas pour autant à un niveau arbitraire. S’il met ses prix trop hauts, la demande de ses clients va chuter et pénaliser ses profits, les plus fortes marges ne compensant pas des volumes réduits ; s’il les met trop bas, il va certes vendre davantage, mais ses moindres marges ne vont pas compenser les meilleures ventes. Il fixe donc ses prix et sa production à un niveau où son profit est maximum.

Arrive la baisse de l’IS. Ses profits s’accroissent, mais les niveaux de prix et de production retenus précédemment n’ont aucune raison de bouger, puisqu’ils correspondent à l’endroit où le profit est et reste maximum, et à un niveau plus haut. La baisse de l’IS va directement en hausse de ses surprofits et ne la pousse pas à investir plus et à embaucher plus. En raisonnant à l’inverse, une hausse de l’IS pour un monopole est une pure taxe sur la rente perçue par les actionnaires (en fait, une taxe très modérée, lire la suite).

Il en va différemment pour une entreprise en situation de concurrence. Les prix lui sont imposés et elle fixe le niveau de sa production au niveau où ses coûts (y compris la rémunération normale du capital) égalisent ce prix. Une baisse de l’IS est donc un ballon d’oxygène qui baisse (modérément à nouveau, lire plus bas) ses coûts, et qui va donc pousser l’entreprise à accroître la production et l’emploi. L’impact macroéconomique d’une variation d’IS est d’autant plus fort que l’économie est concurrentielle.

À qui hésite à croire que les États-Unis aient vu fortement s’accroître les rentes et surprofits au cours des quatre dernières décennies, on recommande la lecture du dernier livre de Thomas Philippon : « The Great Reversal. How America Gave Up on Free Markets ». Ou encore, libre d’accès, ce papier où Philippon montre à quel point l’Europe est devenu un marché beaucoup plus concurrentiel que les États-Unis (exemple : les forfaits mobiles coûtent quatre fois plus cher là-bas).

Thomas Philippon a les honneurs du New-York Times le lundi 11 novembre. Dans l’éditorial qui en fait état, le graphique qui suit illustre la dégradation importante de la situation concurrentielle aux États-Unis.

L’étude citée par le blog du FMI l’illustre aussi par ce graphique.

Maintenant il ne faut jamais exagérer le coût en soi d’une hausse d’IS pour une entreprise, et à l’inverse l’avantage pour elle et ses actionnaires d’une baisse. Son seul risque, c’est de perdre pied par rapport à des concurrents qui feraient évader leurs profits vers des cieux meilleurs, ce qui est un autre sujet, aussi sérieux soit-il. L’IS est un impôt parmi les plus « neutres » qui soient. D’où le côté désolant de cette course vers le bas dans les taux d’IS, qui ne tient qu’aux possibilités d’évasion fiscale : elle détruit l’efficacité d’un des meilleurs impôts qui soit (ou l’un des moins mauvais, c’est selon).

À nouveau, un raisonnement très simple le montre : supposons qu’une entreprise utilise 100 de capital et de frais d’exploitation pour un bénéfice d’exploitation de 10. En l’absence d’IS, les actionnaires doivent avancer 100 et recevoir un taux de rendement de 10 %. Si l’impôt est de 30 %, l’État prend 30 % des revenus bruts mais permet la déduction de 30 % des dépenses. Les actionnaires avancent désormais 70 au lieu de 100 pour un bénéfice réduit à 7. Le taux de rendement est toujours de 10 %.

Dans cet exemple ultrasimple, l’entreprise ne subit pas une hausse de ses coûts de production. Il ne s’agit que d’un changement dans la structure du financement (évidemment, il y a une sortie de trésorerie lors du paiement de l’IS). En fait, l’IS place l’État dans une position de quasi-actionnaire, puisqu’il prend, comme les autres actionnaires, le risque sur les revenus et sur les dépenses. Les autres actionnaires maintiennent le rendement de leurs actifs. Le coût du capital est inchangé.

Dans la pratique, l’impôt pénalise quand même, mais dans un sens parfois ambigu. D’une part, l’État ne fait pas l’avance de trésorerie pour les dépenses de 30, du moins dans le cas d’un projet d’investissement réalisé par une jeune entreprise. Elle n’accorde qu’un crédit d’impôt et l’actionnaire supporte le coût financier de cette avance (ce n’est pas la même chose si le projet est réalisé au sein d’une société déjà rentable car les coûts du projet seront imputés à son bénéfice courant[1]). De même, l’État ne permet pas une imputation immédiate des dépenses d’investissement mais différée via l’amortissement[2]. Il ne rembourse pas non plus les fonds en cas de faillite (c’est-à-dire il ne prend pas part à la faillite). Mais d’autre part, l’État accepte que les intérêts sur la dette soient déductibles, ce qui est un précieux avantage pour les actionnaires, comme le savent bien les fonds de private equity[3].

Tout ça pour dire que l’IS est 1/ avant tout un impôt sur la rente de monopole ; 2/ pour le reste un impôt relativement neutre et le sera d’autant plus qu’on arrive à mettre les rustines pour limiter l’évasion fiscale. Une preuve ? L’IS était dans l’après-guerre jusque dans les années 80 à un niveau de 50 % et même de 60 % en Allemagne. L’économie s’en portait-elle plus mal ?

 

[1] Cet argument justifierait des taux d’impôt plus faible pour les jeunes entreprises.

[2] On pourrait dire en effet, s’il y avait parfaite neutralité, que si l’IS passe de 30 à 40 %, cela veut dire des charges (et des profits) en plus pour l’État et des charges (et des profits) en moins pour les actionnaires, qui sont en position ainsi de réduire le capital à leur profit. On oublie qu’il y a dans ce cas dilution des actionnaires : L’État aura financé à 30 % les dépenses d’investissement passée et voici qu’il capte 40 % des revenus qu’on en retire. L’État devrait racheter sa part normale. Ce serait en toute logique le montant que les actionnaires pourraient récupérer sous forme de réduction de capital. Cela joue en sens inverse si l’impôt baisse, un chose dont on saisit mal l’importance dans l’enrichissement en une fois des actionnaires et dans la montée de la bourse depuis 10 ans.

[3] Dans la pratique, la neutralité totale serait atteinte si l’impôt se concentrait sur le cash-flow net d’exploitation plutôt que sur le bénéfice comptable après charges financières, une recommandation qu’on lit de plus en plus.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 3 juin 2020.