Quelle est la situation des banques européennes ? Où en est-on de la déconnection entre les risques bancaire et souverain ? Quelles sont les avancées institutionnelles en cours ? Sur tous ces sujets, Vox-Fi présente de larges extraits d’une très intéressante interview de Nicolas Véron, chercheur à Bruegel, un think tank bruxellois, et au Petersen Institute, son homologue à Washington. L’interview est réalisée et publiée, avec son autorisation, par la Lettre de l’AEF (www.aef.asso.fr), dans son tout premier numéro. L’AEF est l’Association d’économie financière, qui publie notamment la Revue d’économie financière. C’est l’occasion pour Vox-Fi de saluer la parution de cette Lettre, utile pour diffuser la culture financière, en lui souhaitant un vrai succès.

AEF : Plus de cinq ans après la crise financière et trois ans après le déclenchement de la crise de la dette souveraine, quel est l’état de santé du secteur bancaire européen ?

 

Nicolas Véron : Il n’est pas resplendissant, pour un certain nombre de raisons. Il est devenu évident que les banques européennes ont accumulé trop de risque dans la décennie qui a précédé la crise, avec une expansion accélérée de leurs bilans vers le milieu des années 2000. Entre 2003 et 2008, le total des bilans bancaires dans l’Union européenne est passé d’environ 250 % à 330 % du PIB, selon les chiffres de la BCE, soit une augmentation d’un tiers en cinq ans, et plus encore en valeur absolue des engagements, sans croissance proportionnelle des fonds propres bancaires. Or cette augmentation du levier bancaire n’apparaît pas avoir été accompagnée d’une augmentation parallèle de la qualité de la gestion des risques. Une partie de cette croissance considérable des bilans a été liée à l’acquisition d’actifs risqués aux États-Unis, auxquels les banques européennes se sont trouvées surexposées lors de la crise des subprimes. Chacun connaît les épisodes suivants, y compris l’effondrement de Lehman Brothers en septembre 2008 puis, à partir de fin 2009, la crise des dettes souveraines dans la zone euro.

 

Le point clé est que, à la différence des États-Unis au printemps 2009, l’Europe n’a jamais réussi pendant toutes ces années à mener de manière crédible un « grand nettoyage » qui aurait permis aux investisseurs d’accorder à nouveau leur confiance à l’ensemble du secteur. Certaines banques et certains pays ont fait mieux que d’autres en matière de transparence, la Suède par exemple. Mais dans l’ensemble, le secteur bancaire européen est resté marqué par la défiance, y compris des banques entre elles. Les stress tests entrepris en 2009, 2010 et 2011, sous l’égide du Comité des superviseurs bancaires européens puis de son successeur l’Autorité bancaire européenne, n’ont guère modifié cet état de fait, faute de crédibilité suffisante. Dans l’ensemble, les États membres et les autorités nationales de surveillance n’ont pas joué le jeu de la transparence. Ce qu’on peut appeler le « nationalisme bancaire », à savoir la défense et la protection par chaque pays de « ses » banques dans la compétition du marché unique européen, a joué un grand rôle dans cette incapacité collective à résoudre la crise.

 

Cette année, pour la première fois depuis le début de la crise en 2007, l’Europe a mis en place un dispositif crédible pour mettre fin à cette spirale de défiance, dans le contexte de la transition vers le Mécanisme de supervision unique (MSU) décidé par les chefs d’États et de gouvernement en juin 2012 et inscrit dans l’ordre juridique européen par le Règlement MSU du 15 octobre 2013. Il s’agit de la revue des bilans (comprehensive assessment) commencée sous l’égide de la BCE, dont l’achèvement est prévu en octobre 2014. Il est trop tôt pour savoir si ce processus sera un succès, mais il est d’ores et déjà clair qu’il est sensiblement plus robuste que celui utilisé pour les précédents stress tests de. Il s’agit à l’évidence d’un défi opérationnel, technique et politique majeur pour la BCE et les autres autorités participantes.

AEF : Quelles sont aujourd’hui les zones de fragilité (pays, types d’institutions bancaire) ?

Nicolas Véron : Il est difficile de répondre tant que les résultats de la revue des bilans ne sont pas connus – c’est pourquoi cette revue est si importante et nécessaire. Elle aurait dû être menée dès 2009. Les Européens paieront, et paient déjà, un prix élevé pour ces cinq années perdues. L’expérience de crises passées, aux États-Unis dans les années 1980 et en 2007-09, en Suède au début des années 1990, au Japon dans les années 1990 et au début des années 2000, donne une leçon à peu près unanime : seul un examen rigoureux, par une autorité publique crédible et dotée de moyens adéquats, de l’ensemble des banques importantes et selon une méthodologie uniforme, permet d’identifier les « zombies » – les banques qui ne sont plus viables et doivent être fermées ou restructurées, ainsi que leurs emprunteurs insolvables – et de faire revenir la confiance.

 

Il y a sans doute encore des mauvaises nouvelles dans les secteurs bancaires des pays qui ont fait l’objet de programmes d’assistance, comme on l’a vu récemment avec la Grèce. Pour autant, je ne serai pas surpris si des difficultés sont également identifiées dans certaines banques des pays du « cœur » de la zone euro, y compris l’Allemagne et la France. Les banques non cotées dans les pays qui n’ont pas fait l’objet de programmes d’assistance représentent environ un tiers des actifs cumulés de toutes les banques soumises à la revue des bilans. Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait s’attendre à ce que ces banques soient également celles où la revue des bilans pourrait révéler le plus de surprises, par comparaison avec ce qui est connu du marché.

 

AEF : Où en est-on des liens entre les banques et la dette souveraine ? Est-il possible ou réaliste de couper les liens entre les banques nationales et les dettes souveraines nationales ?

 

Nicolas Véron : Tout dépend de l’horizon temporel et des autres fronts, en particulier institutionnels.

 

Les liens entre banques et dettes souveraines sont nombreux et souvent subtils. Ils ne se réduisent pas aux garanties explicites données par les États (notamment la garantie des dépôts), et aux portefeuilles de dette souveraine détenus par les banques. Peu de secteurs sont aussi proches de la sphère gouvernementale que le secteur bancaire. Plutôt qu’une rupture immédiate de tous les liens, il me paraît plus adapté de considérer le processus comme graduel et de long terme. Mais la leçon de la crise et en particulier des années 2010-2012 est claire : dans la zone euro, ces liens nationaux sont facteurs d’instabilité financière, et cette instabilité demeurera un risque existentiel tant qu’ils perdureront.

 

La création du MSU, qui rend plus difficiles pour les États membres les stratégies de « répression financière » dont on a vu de nombreux exemples récemment, est essentielle pour le détricotage de ces liens. On peut s’attendre à ce qu’elle se traduise à moyen terme par une réduction importante du biais domestique dans les portefeuilles de dette souveraine détenus par les banques européennes. Mais elle n’est pas suffisante. Le lien entre banques et dettes souveraines ne sera décisivement rompu qu’après la mise en place d’une garantie fédérale des dépôts en Europe, un horizon encore lointain qui ne peut être envisagé sans des avancées significatives vers une union budgétaire et politique. Celles-ci nécessiteront sans doute elles-mêmes une modification substantielle des traités européens, et cette condition s’accompagne de risques juridiques et politiques très importants.

AEF : Comment envisagez-vous l’évolution du marché monétaire (interbancaire) de l’euro ? Dans quelles conditions est-il susceptible de retrouver un rôle actif dans la transmission de la politique monétaire ?

Nicolas Véron : Il y a beaucoup de manières pour les banques de se prêter entre elles et certains de ces canaux de crédit sont plus endommagés que d’autres. Certaines banques européennes se financent dans des conditions satisfaisantes, mais ce n’est pas le cas du secteur dans son ensemble. Encore une fois, la revue des bilans est notre meilleure chance de résoudre ce problème. Elle fait peser une lourde responsabilité sur la BCE mais aussi sur les États membres directement engagés dans cet exercice, car ceux-ci doivent « résoudre » ou restructurer les banques que la BCE identifiera le cas échéant comme non viables. Si ce processus est mené avec succès en 2014, ce qui est souhaitable et possible mais pas encore sûr, on peut s’attendre à un retour progressif des marchés de crédit entre banques à un état plus normal en 2015.

AEF : Les avis sont partagés quant à l’impact réel sur la stabilité du système bancaire et financier européen de la nouvelle architecture institutionnelle. Quel jugement portez-vous sur les nouvelles mesures, présentes et encore à venir, auxquelles le système bancaire européen sera soumis en termes de séparation des activités, de réglementation prudentielle, de surveillance et de résolution ?

Nicolas Véron : Deux questions me semblent à distinguer : l’architecture institutionnelle et le contenu des réglementations. J’en ajoute une troisième très importante, l’évolution des pratiques de supervision qui, contrairement aux deux premières, n’est pas directement déterminée par des textes législatifs.

 

Les nouveaux arrangements institutionnels, notamment la création du MSU, représentent un progrès important pour l’Europe, même si beaucoup reste à accomplir pour atteindre une architecture robuste. Les rôles de l’Autorité bancaire européenne et de la Commission européenne devront certainement évoluer. Quant au mécanisme de résolution unique et au Conseil de résolution (Single Resolution Board) dont la création est prévue à Bruxelles, il est encore un peu tôt pour en juger. La grande question sous-jacente est celle du contrôle démocratique de ces organisations, une question qui dépasse largement le seul champ bancaire.

 

Concernant le contenu des réglementations, il convient de juger au cas par cas. Certaines réglementations sont utiles et raisonnablement calibrées, d’autres sont excessives, d’autres encore sont insuffisantes. Pour faire bref, l’accord de Bâle III est raisonnable et mérite d’être mis en œuvre dans son intégralité. Malheureusement, le règlement européen sur les fonds propres (Capital Requirements Regulation) s’en écarte sur des points importants comme la définition du capital réglementaire et le traitement des activités d’assurance. Certaines nouvelles règles européennes sur l’audit, les fonds d’investissement, les agences de notation me semblent excessives et susceptibles de rendre le système financier moins efficace, sans gain tangible en termes de stabilité. Par ailleurs, il me semble que l’Europe garde des structures de réglementations trop fragmentées, notamment en matière de marchés de capitaux malgré la montée en puissance progressive de l’ESMA (European Securities and Markets Authority).

 

Vous mentionnez la séparation des activités bancaires, mais cette discussion reste à venir. Le commissaire Michel Barnier a publié une proposition en janvier, mais celle-ci pourrait être amendée par son successeur et le sera en tout cas certainement dans la négociation avec le Conseil et le Parlement, qui ne sera certainement pas achevée avant 2015. Un jugement est donc prématuré. La discussion me paraît légitime mais excessivement politisée, et il me semblerait préférable d’attendre que les bases de l’union bancaire soient stabilisées avant de s’engager dans ce processus de décision. Le débat sur les avantages et inconvénients des différentes options en matière de séparation (y compris celle consistant à ne rien faire) n’a rien d’évident d’un point de vue d’analyse économique.

 

Sur la résolution, il est extrêmement positif que l’Europe adopte enfin,

en réaction à la crise, une approche de résolution administrative des banques en difficulté, en vigueur aux États-Unis depuis des décennies et qui devrait à terme limiter, voire selon certains éliminer entièrement, le coût des restructurations bancaires futures pour les finances publiques. Pour autant, il peut y avoir de grands écarts entre la théorie et la pratique dans ce domaine, donc la jurisprudence comptera beaucoup.

 

Enfin, sur les pratiques de supervision, la BCE aura un rôle essentiel dans les années à venir pour définir progressivement sa doctrine et se coordonner avec les superviseurs européens hors union bancaire, au Royaume-Uni et en Suède notamment, et hors Union européenne, y compris aux États-Unis, en Suisse et dans les grandes économies asiatiques.

AEF : Ces mesures vont-elles imposer aux banques européennes de faire évoluer leur business model ? Et si oui, dans quel sens ?

Nicolas Véron : Là encore, cela dépend de quelles mesures il est question. Dans l’ensemble, il me semble que les banques européennes vont être amenées par l’union bancaire à opérer sur des bases moins strictement nationales. C’est une bonne chose pour l’économie européenne. J’espère également que nous verrons des banques nouvelles apparaître au niveau local, ce qui est important pour les PME et manque énormément en Europe. Je souhaite aussi le développement de nouveaux acteurs non bancaires et de nouveaux canaux de transmission du crédit, car ce développement est positif pour l’économie et ne correspond pas aux clichés péjoratifs associés à l’expression shadow banking. Un travail important de réglementation, et aussi en partie de dérégulation et d’harmonisation, reste à mener dans ce domaine, pour permettre au système européen de devenir plus divers, moins dominé par les banques traditionnelles, ce qui à mon avis peut le rendre à la fois plus efficace et plus stable.

AEF : Peut-on s’attendre à une évolution sensible de leur position concurrentielle vis-à-vis des banques américaines ?

Nicolas Véron : Il faut se garder des généralisations. Certaines banques européennes sont très compétitives, y compris aux États-Unis. Cela étant dit, la santé générale des banques américaines est sans doute meilleure dans l’ensemble que celle des banques européennes en ce moment. Mais contrairement à ce qu’on entend souvent en Europe, la réglementation américaine ne semble pas moins exigeante, au contraire, et de même pour la supervision. Qui aime bien châtie bien : une surveillance relativement rigoureuse, même si elle a été très loin de la perfection, est sans doute pour beaucoup dans la meilleure forme actuelle du secteur bancaire outre-Atlantique.