Les investisseurs sont souvent considérés comme des monstres froids uniquement intéressés par les performances financières à court terme des entreprises. Il s’agit naturellement d’une caricature et de nombreuses études ont montré que la part des informations qualitatives qu’ils utilisent dans leurs décisions d’investissement est loin d’être négligeable. On peut même penser que cette part s’est accrue avec l’avènement de l’économie digitale dont la propension à perturber les équilibres concurrentiels a rendu moins pertinente l’information purement financière.

La dernière étude en date est celle du cabinet Ederman (Qualitative Information Study) dont les observations confirment celles qui ont été faites il y a un an parKPMG et l’AFG à l’occasion d’une enquête sur la prise en compte du long terme par les gérants d’actifs. Ces études montrent que :

  • Les gérants ont besoin d’informations qualitatives pour construire leurs modèles et valider leurs décisions d’investissement. Leur perception de la trajectoire stratégique de l’entreprise constitue le socle de leur évaluation.
  • Ils ont besoin d’avoir des informations de nature stratégique : opportunités et risques du modèle de business, durée et ampleur des avantages concurrentiels, vision du management, stratégie d’allocation du capital, etc.
  • Leur source d’information privilégiée est le top management de l’entreprise (CEO et CFO) et non la communauté des analystes sell-side dont la crédibilité a fortement diminuée. Le dialogue direct avec les directions générales permet aux gérants d’apprécier la vision stratégique, la qualité et la détermination du management.

Ces constats ne sont pas surprenants lorsque l’on se met un instant à la place d’un gérant actif fondamental (value ou growth) et que l’on cherche à comprendre les défis auxquels il est confronté pour effectuer ses choix d’investissement.

On sait que la valeur d’une entreprise est l’addition de sa valeur pré-stratégique et de la valeur des opportunités de croissance. Techniquement, et en prenant comme référence le modèle simplifié de Modigliani Miller, les paramètres les plus importants de la valeur sont la rentabilité de l’actif économique en place, le coût du capital, le taux d’investissement, la rentabilité économique des nouveaux investissements et la durée de l’avantage concurrentiel. La valeur de l’entreprise réside pour une grande part dans ce que l’on appelle la valeur terminale, c’est à dire la valeur des flux de liquidités disponibles au-delà de l’horizon du plan retenu.

D’apparence simples, ces indicateurs sont en réalité très complexe à évaluer car ils expriment avant tout une réalité stratégique mouvante qu’il appartient à l’observateur d’apprécier le plus objectivement possible.

Jusqu’à l’avènement de l’économie digitale, le cadre stratégique dans lequel évoluaient les entreprises était assez stable. Leurs frontières étaient claires et les échanges qu’elles réalisaient avec leur environnement étaient faciles à comprendre et à évaluer : des services ou des produits contre une rémunération pécuniaire. L’avantage concurrentiel qui est le fondement de la création de valeur (ce que Warren Buffet appelle « the moat », c’est-à-dire les douves du chateau) était, pour reprendre l’expression de Michael Porter, « décisif, durable et défendable ».

Aujourd’hui, la situation est autrement plus complexe. Les entreprises doivent souvent créer -ou participer à- un écosystème en acceptant temporairement de le nourrir « gratuitement ». Cet impératif se traduit par un transfert de valeur qui peut être de nature monétaire mais aussi intangible (transfert d’information, d’idées, de réputation…). Elles espèrent en retour bénéficier de la valeur créée par cet écosystème. La nature souvent intangible des échanges et des actifs en place, l’incertitude du solde de cet échange, la rapidité avec laquelle les positions concurrentielles se bâtissent et s’effritent sont autant de facteurs qui rendent les paris sur l’avenir toujours plus complexes et incertains. Si le concept d’avantage concurrentiel reste pleinement d’actualité, il est patent que sa nature est de plus en plus transitoire comme l’écrit Rita McGrath.

La détermination de la valeur dépend donc largement de l’appréciation portée sur la vision stratégique du management, sa capacité à saisir les opportunités autant (voire plus) qu’à améliorer l’existant, à protéger ou plutôt renouveler constamment ses avantages concurrentiels et à mettre en place un business modelgagnant. La performance financière actuelle est de moins en moins indicative de la performance future. L’évaluation d’une opportunité d’investissement doit nécessairement s’appuyer sur une information non financière de nature stratégique et opérationnelle. L’analyse stratégique prend le pas sur l’analyse financière.

Or, force est de constater que les entreprises ont du mal à répondre à ce besoin d’information. Les raisons de cette difficulté sont multiples.

  1. Il y a tout d’abord le cas de celles qui n’ont pas vraiment de plan pour créer de la valeur sur le long terme. Satisfaites d’une position concurrentielle qui semble ne pas évoluer, elles ne se sentent pas vraiment menacées et se sont installées dans un certain confort stratégique. Autre situation, celles qui n’ont pas suffisamment d’imagination pour se projeter et concevoir une nouvelle phase de développement ou des projets de diversification et se sont enfermées dans un immobilisme stratégique. Il y a enfin celles qui sont tétanisées devant l’ampleur des révisions stratégiques auxquelles il faudrait procéder et qui, devant les risques commerciaux, humains ou financiers encourus, préfèrent temporiser en espérant que la situation se retourne en leur faveur. Toutes ces attitudes sont souvent encouragées par des systèmes de rémunération privilégiant les performances à court terme. Ces postures sont rapidement percées à jour par les investisseurs lors de leurs discussions avec les dirigeants.
  2. Il y a ensuite celles qui refusent de s’exprimer pour des raisons de confidentialité. Elles craignent de porter à la connaissance de leurs concurrents des informations critiques dont l’exploitation pourrait avoir des conséquences négatives pour leur position concurrentielle. Il s’agit d’une objection classique à la transparence de l’information (financière et non financière). Pour compréhensible qu’elle soit, cette attitude est critiquable. Nous vivons dans un monde ouvertoù l’information circule nécessairement que l’entreprise le veuille ou non. En outre, si les avantages concurrentiels sont faciles à répliquer, il est probable qu’ils n’en sont pas ! Enfin, le dialogue requis n’est pas à sens unique. Les entreprises qui le pratiquent savent tout l’intérêt que recèlent les discussions avec leurs investisseurs. Ces derniers ont souvent une vue plus complète de l’industrie grâce aux multiples interactions qu’ils organisent avec ses acteurs. Ils peuvent aussi apporter des idées nouvelles tirées de leur connaissance d’autres secteurs. Cet échange permet aux managers de mieux comprendre les modèles mentaux de leurs interlocuteurs et de bénéficier de leur analyse pour nourrir leur propre réflexion stratégique et financière.
  3. Enfin, il y a toutes les entreprises qui pensent (et disent) avoir un plan de création de valeur à long terme, mais qui éprouvent des difficultés pour l’exprimer clairement dans un langage compréhensible par les investisseurs. Ces difficultés peuvent provenir d’une réflexion stratégique insuffisamment aboutie en termes de création de valeur. En effet, trop souvent l’exercice de planification néglige des paramètres essentiels à la pleine compréhension de la valeur créée : la génération de cash-flows, le coût du capital ou les options réelles. Cette situation reflète la séparation traditionnelle entre le monde de la stratégie et celui de la finance, deux disciplines qui se parlent rarement. Elle peut aussi traduire une certaine incompréhension de la notion même de valeur et un manque d’empathie à l’égard des investisseurs. On en veut pour preuve les maladresses de communication régulièrement commises par des entreprises ou les accusations stériles sur l’irrationalité ou le soi-disant court-termisme des marchés.

Dès lors quelles sont les conditions à remplir pour l’élaboration d’une communication non financière digne de ce nom, c’est-à-dire capable d’aider les investisseurs à mieux déchiffrer l’avenir de l’entreprise ?

Tout d’abord, les informations non-financières doivent être pertinentes afin de permettre à leurs destinataires de comprendre et de suivre dans le temps le projet stratégique de l’entreprise, son impact en termes de valeur financière et les risques associés à cette rentabilité espérée. De nature avant tout prospective, ces éléments découlent directement du processus de planification stratégique qui met en évidence les éléments clés de la valeur sur l’ensemble des dimensions de l’entreprise. Une approche de type Balanced Scorecard peut être particulièrement utile à cet égard. Elle consiste à établir des liens logiques entre plusieurs dimensions clés de l’entreprise (clients, organisation et processus internes, innovation, capital humain et finance) et, pour chacune d’entre elles, à déterminer les objectifs et les mesures opérationnelles les plus critiques pour les atteindre. Cette démarche est, dans sa philosophie, très proche du rapport intégré.

La seconde qualité attendue est d’être pédagogique. La création de valeur est par définition complexe. Elle résulte de l’interaction entre de multiple facteurs (l’IIRC parle des « capitaux » : physique, humain, intellectuel, financier, naturel, social…)au sein d’un modèle de développement (business model). Ce processus se transforme au cours du temps car il doit s’adapter à un environnement économique et concurrentiel mouvant, porteur de risques et d’opportunités. Le management doit expliquer clairement quelle est sa vision (ou au minimum sa théorie) sur la façon dont l’entreprise va créer, amplifier ou renouveler ses avantages compétitifs. Cette présentation holistique, intégrée et pédagogique est loin d’être évidente à concevoir. Elle suppose que le management ait bien intégré dans sa réflexion (et son action) la logique de la valeur du point de vue des investisseurs. Elle requiert également une certaine concision car le message s’adresse à une communauté d’individus dont la capacité d’analyse est limitée par le temps.

La troisième qualité est d’être équilibrée. Les investisseurs savent bien qu’une aventure industrielle n’est pas un long fleuve tranquille. Les entreprises qui essayent de masquer les mauvaises nouvelles ou leurs difficultés en les noyant sous un flots de bonnes nouvelles, en minorant leur importance ou leur conséquences ou, encore pire en les dissimulant ou en les niant risquent leur réputation. Ce type de comportement ne trompe pas l’investisseur professionnel. Il peut même s’agacer qu’on le prenne pour un imbécile. L’entreprise gagne la confiance des marchés en adoptant une communication honnête.

Enfin, la dernière qualité est d’être contrôlable. Les informations non-financières sont souvent des informations « soft » qui se distinguent des informations financières la plupart du temps « hard ». Les premières sont généralementnarratives, hétérogènes, multivoques et invérifiables alors que les secondes sontnumériques, uniformes, univoques et vérifiables. La « soft » information semble jouer un rôle clé dans la perception des investisseurs. Ainsi, Baruch Lev note dans son livre « Winning investors over » que la « hard » information (résultats et actif comptable) ne compte que pour 10% de la variation du cours observée à l’occasion des annonces de résultats. Cela dit, les investisseurs préfèrent clairement les données chiffrées. L’un des enjeux est donc de « durcir » autant que faire se peut les informations « soft ». Les investisseurs sont prêts à accepter de parier sur une trajectoire stratégique pour autant que des étapes soient définies afin de s’assurer des progrès réalisés. Il appartient donc au management d’identifier quelques indicateurs clés opérationnels (et non-financiers) mesurant le succès obtenu dans les différentes dimensions clés de la stratégie de la valeur.

Si les investisseurs ont tout à gagner d’une information plus riche et pertinente, l’entreprise y trouve largement son compte. Au-delà d’un meilleur alignement entre son cours et sa valeur intrinsèque, le processus d’élaboration de cette information permet au management et à son conseil d’administration de clarifier les enjeux et de bâtir un consensus clair sur la vision et la strategie de l’entreprise. Cet objectif n’est pas anodin lorsque l’on sait que seul 34% des administrateurs considèrent avoir une compréhension parfaite de la stratégie de leur entreprise et que 29% déclarent ne pas comprendre pleinement les risques auxquels celle-ci doit faire face…