L’intégration financière européenne, un enjeu décisif
L’Europe se débat dans tant de problèmes en ce moment que seuls les ingénus se proposent de la « relancer » par de nouveaux projets. Plus encore si le projet est le renforcement de son « intégration financière », mot qui prendrait plutôt le public à rebrousse-poil. Pourtant, il s’agit d’un objectif décisif s’agissant de la zone euro. Pour sa solidité de la zone, pour qu’elle retrouve un chemin de convergence, il est nécessaire que l’épargne privée de chaque pays s’investisse davantage dans les autres pays de la zone. Il faut des marchés financiers nationaux moins auto-centrés.
Le pourquoi de l’ouverture financière
Le gros avantage, c’est la diversification, qui réduit l’effet d’un choc dans un seul pays ou dans un seul secteur. Pour illustrer, voici un exemple tiré de l’histoire financière. Dans la Venise du 12ème siècle, le commerce maritime s’était fortement développé, et par conséquent la taille et le coût des navires. Les capitaux nécessaires devenaient considérables. Si la probabilité de perdre la cargaison était disons de 1 sur 20 (soit 5%, un chiffre pas très loin de la réalité d’alors), le commerce maritime devenait économiquement viable dès que le rendement de l’opération dépassait les 5%. Mais un armateur hésitera à mettre tout son patrimoine dans un seul bateau : si le sort se retourne, il perd tout. Il préfèrera prendre des parts dans un nombre important de bateaux et intégrer dans ses calculs un taux de casse, c’est-à-dire une provision, de 5%. Il vaut mieux détenir 5% des parts de 20 bateaux, qu’un seul à 100%. L’armateur peut aussi acheter une assurance, dont la prime nette sera de 5% du coût de la cargaison, l’assureur se couvrant en en assurant plusieurs. Et s’il s’endette, il s’arrangera pour que le banquier ne lui réclame pas un taux fixe, mais un rendement participatif, attaché à la valeur de livraison de la cargaison. Tous ces instruments, société à capital ouvert, assurance, prêt participatif dit « à la grosse », sont donc nés de cette époque, extrêmement féconde d’un point de vue financier et qui montrait déjà qu’un marché financier est autant un assureur qu’un financeur (1).
Le marché financier n’est pas le seul à jouer un rôle d’assurance. À vrai dire, tout marché est assureur. Ainsi, l’ouverture du marché des biens, très forte en Europe, fera qu’une entreprise vendra sur différents marchés à l’export, et sa chance ne tiendra pas à un seul. Un marché du travail – faiblement intégré par contre en Europe – est un « assureur » si les travailleurs migrent aisément vers les zones actives en matière d’emploi. Mais le marché financier est celui qui joue ce rôle de la façon la moins coûteuse, les flux financiers circulant avec infiniment moins de frottements que les flux de marchandises et a fortiori de travailleurs. Pour cette raison, une économie qui fonctionne en silo financier diversifie mal ses risques, et pénalise sa croissance par manque d’absorption des risques.
Il y a des inconvénients, bien sûr, dont le premier est qu’un investissement « lointain », hors de ses bases, est un investissement moins surveillé. À posséder une petite part de 20 bateaux plutôt que la totalité d’un seul, l’armateur dilue son attention et se repose sur celle des autres. L’épargne placée au loin est aussi une
épargne plus volatile, pouvant se retirer immédiatement en cas de déboire, ce qui provoque une crise de liquidité dans le pays. C’est ce que connaissent bien les pays émergents, soumis à des flux et reflux parfois violents des capitaux. Une des surprises dans la crise ouverte en zone euro en 2010 a été de voir la rapidité avec laquelle certains pays du sud de l’Union ont été brutalement asséchés de tout financement, quelques années après en avoir été au contraire inondés.
Il y a aussi des cas de « contagion financière » où il vaut mieux au contraire limiter la diversification, par exemple quand une institution financière mal surveillée prend de larges positions dans le pays initialement atteint par le choc, ce qui la met en danger, et au-delà la stabilité financière de son pays d’origine. Ceci milite pour privilégier le financement des marchés au financement bancaire, plus concentré et au pouvoir assurantiel moins forte. Il y a enfin les cas de contagion, potentiellement ravageuse, reposant sur la psychologie des foules. On a vu en 2007-08 un rejet absolu de tous les fonds d’épargne européens contenant un tant soit peu de « subprimes » immobiliers américains. Il vaut mieux ici une autarcie financière et, contrairement au cas précédent, il vaut mieux un financement bancaire, à la tête plus froide, que de marchés, davantage soumis aux humeurs du moment.
Où en est-on dans la zone euro?
Tout cela pour dire qu’il y a une bonne diversification et une mauvaise diversification. La zone euro a trop peu de la bonne, parce qu’elle fonctionne en silos financiers ; trop de la mauvaise, par absence d’un niveau fort de régulation financière à l’échelle de la zone. La fonction assurantielle est donc mal couverte côté finance, alors qu’elle vit sous un régime de monnaie unique rendant plus lents les ajustements des économies, avec des marchés du travail cloisonnés et la quasi-absence à ce jour de transferts de risque via les budgets publics.
Côté cloisonnement, on oublie trop un domaine décisif : l’investissement privé direct par les entreprises, par lequel les groupes européens quittent leur marché national et investissent en direct sur les marchés étrangers. Si Daimler installe une usine en Grèce, cela contribue à amortir les chocs conjoncturels dans ce pays : à la fois parce que Daimler a le poids financier d’assurer la continuité de l’exploitation en cas de coup dur local, et parce que l’usine servirait des marchés étrangers sans être liée complètement à la conjoncture grecque. C’est aussi une bonne intégration financière parce qu’elle « passe par les fonds propres » (investissement direct dans le capital de sociétés locales) plutôt que « par la dette », c’est-à-dire par des prêts entre entités de pays différents. On évite le côté chaotique de la dette en cas de défaut, qui oblige à recourir à l’instance judiciaire pour décider du partage des pertes, ou le pathos politique s’il s’agit d’une dette entre États. De plus, les actions sont plus stables que la dette, puisqu’étant, à la différence de la dette, des financements perpétuels qu’on interrompt moins facilement. Ainsi, passant par les fonds propres, l’intégration financière par les entreprises est meilleure qu’une intégration par les budgets publics, qui circule beaucoup plus par des véhicules de dette.
Il est notoire qu’un secteur d’activité échappe encore presque complètement à cette dispersion géographique de la production : le secteur bancaire. On ne voit pas en zone euro de banques multi-États, Santander et BNPP étant des débuts d’exception. On a donc la position inconfortable de disposer de banques de taille
très importante, et donc « systémiques » parce que concentratrices de risques, mais mono-pays et donc mal diversifiées. Il serait préférable qu’elles soient moins grosses dans leur pays dominant – et au passage moins dominantes – et mieux établies à l’étranger.
Quand les grandes banques de la zone euro ont attaqué les marchés étrangers, elles l’ont fait par la dette plus que par les fonds propres, et avec une bien mauvaise diversification. Cela a été spécialement le cas des banques françaises dans le trade finance, celui qui accompagne les flux d’exportations. Celles-ci, de par leur expertise, avaient été aux premières loges, bien devant les banques allemandes, pour recycler les énormes excédents de balance commerciale allemande vers les pays du sud de la zone euro, Espagne, Italie et bien-sûr Grèce. Le choc est venu, la Grèce s’est trouvée en quasi-défaut, ce qui aurait pu les couler si les gouvernements allemands et français ne s’étaient arrangés pour qu’une très grosse partie de la dette grecque soit reprise par les États. Les banques françaises, qui clament être les seules à n’avoir jamais fait appel aux fonds publics lors de la crise financière de 2008, oublient (outre Dexia) le transfert de 30 Md€ à leur bénéfice lié au sauvetage grec.
Ceci illustre aussi une autre carence de la zone, s’agissant de l’intégration financière : s’il faut du financement bancaire, il pèse en Europe d’un poids excessif par rapport au financement de marchés, par détention croisée d’actions et d’obligations. Cela saute aux yeux si on compare la zone euro et les États-Unis, deux blocs économies de taille comparable.
Côté régulation, l’intégration financière avance, mais à petits pas. Le plus récent concerne l’union bancaire, qui établit à ce jour un cadre de supervision commun aux différents marchés bancaires de la zone euro et une procédure de sauvetage commune des banques. Mais on trébuche encore sur une procédure d’assurance des dépôts mutualisés entre États de la zone et sur un fort abondement solidaire du fonds de secours en cas de faillite.
Il y a donc une piste évidente de réforme : accroître l’attractivité des marchés de capitaux en réduisant leur fragmentation. Les chantiers concernent les pratiques de marché et leurs réglementations, à l’exemple des normes comptables des sociétés, qui ont fait l’objet d’une harmonisation acceptée par le monde des entreprises ; également, le renforcement de l’ESMA (l’Autorité européenne de surveillance des marchés financiers, analogue de l’AMF française) aujourd’hui confinée à un simple rôle d’observation. Il faut une convergence en matière de droit des faillites ; une harmonisation de la fiscalité des entreprises et de l’épargne, du moins sur certains points faciles tels que les retenues à la source. Dans le cas spécifique de la France, cela suppose aussi le développement des fonds d’investissement, c’est-à-dire, pour se caler sur le cadre institutionnel français, un fort accroissement de la part des actifs d’assurance-vie investis en titres financiers du secteur privé (ce qui va probablement de pair avec une forte réduction de la liquidité de l’assurance-vie en euros). Il faut réduire le privilège, tacite ou légal, qu’a l’État national dans l’accès au financement (indirect) des banques (qui investissent leur trésorerie dans les titres de dette de leur propre État) et à celui des marchés de capitaux (à nouveau l’assurance-vie en France, trop largement investie en titres de dette de l’État français).
Toutes ces réformes sont difficiles et n’avanceront que progressivement. Mais, bien expliquées, elles sont plus faciles à faire passer que des réformes d’ouverture des marchés de services et du travail, qui heurtent des intérêts solidement constitués. Et aussi que la solidarité budgétaire européenne, devenue tristement un point de fixation psychologique.
1. C’est bien la précaution qu’avait prise Antonio, dans la célèbre pièce de Shakespeare, Le Marchand de Venise. Il le dit lui-même (acte I, scène 1) :« J’en remercie ma chance, Mes entreprises ne sont pas confiées à un seul bateau, Ni à un seul lieu ; et ma fortune toute entière Ne dépend pas de la chance de cette année-ci ; Donc mes marchandises ne m’attristent pas. » Il avait diversifié correctement, mais par manque de chance – qu’il avait remerciée trop rapidement – il avait oublié le risque de corrélation : la tempête était telle qu’elle a emporté toute sa flotte. Shakespeare avait oublié de doter Antonio d’une clause participative dans l’emprunt auprès du banquier Shylock. Cela aurait nui au drame, mais assuré Antonio.
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Article publié le 21 septembre 2016 sur Telos.