Après les « coups de tonnerre » du 21 avril 2002, du 15 septembre 2008 et du 14 mai 2011, un événement passé inaperçu et infiniment moins médiatisé a lui aussi fait l’effet d’une bombe dans le petit monde feutré de la normalisation internationale. L’enjeu de la reculade américaine sur la décision d’adoption des normes internationales IFRS n’est, en effet, pas seulement comptable. Ce qu’il faut bien qualifier d’échec ne démontre pas forcément l’incapacité des États à établir des règles communes, mais plutôt leur volonté, plus précisément la volonté de certains, de ne pas en établir !

Reprenons l’histoire pour mieux la comprendre et tenter de décrypter l’avenir. Jusqu’au 26 mai 2011, il était admis que les normes IFRS émises par l’IASB – le comité de normalisation comptable de la Fondation IFRS – seraient prochainement autorisées, voire adoptées, par tous les grands pays, y compris les États-Unis, permettant ainsi de répondre à terme à la demande des investisseurs de pouvoir comparer l’information financière publiée par les entreprises du monde entier, dès lors qu’elles seraient cotées sur des marchés réglementés.

Même si la SEC, l’autorité boursière américaine, avait déjà retardé le calendrier de décision d’adoption des IFRS par les émetteurs américains, cette adoption, in fine en lieu et place des US GAAP émises par le FASB, était considérée par la majorité des observateurs comme inéluctable, ne serait-ce que parce que l’Union européenne avait adopté ce référentiel en 2002, l’avait rendu obligatoire pour la publication des comptes consolidés des émetteurs européens à compter de 2005 et que, depuis, ces normes étaient reconnues peu ou prou (de nombreuses réserves de la part de l’Inde, le Japon veut être sûr que le reste du monde suivra…) comme une référence internationale par un nombre croissant de pays, couvrant, avec les 27 États européens, près des deux tiers des marchés financiers mondiaux.

Les dirigeants du G20 eux-mêmes, après avoir vigoureusement condamné le concept procyclique de « fair value », avaient exigé, en septembre 2009, une accélération du programme de convergence entre IFRS et normes américaines, initié dès 2006, avec un objectif ambitieux d’harmonisation fixé à mi-2011. Depuis, des efforts significatifs de rapprochement avaient été réalisés des deux côtés de l’Atlantique, avec de nombreuses et intenses réunions de travail. Début 2011, le FASB avait indiqué qu’il abandonnait son approche « full fair value » pour la comptabilisation de la totalité des instruments financiers, réduisant ainsi non seulement la volatilité comptable induite par la « juste valeur », mais également les distorsions de concurrence entre banques européennes et banques américaines.

De son côté, l’IASB avait accepté de rapprocher progressivement ses normes des US GAAP. À titre d’illustration, la norme IFRS 13 « Fair value mesurement », publiée le mois dernier par l’IASB, va dans cette voie et s’accompagne parallèlement de modifications des textes comptables américains, de manière à rendre homogènes les deux référentiels sur ce point très sensible. Certes, l’IASB et le FASB avaient annoncé en avril 2011 le report de la mise en œuvre de la convergence de juin à fin 2011. Pour autant, les investisseurs et les émetteurs considéraient l’objectif d’harmonisation comptable mondiale comme étant à portée de main, même si sa mise en œuvre effective devait encore prendre quelques années, le temps d’aménager des périodes de transition bien compréhensibles.

Le SEC ayant autorisé dès 2007 les entreprises étrangères cotées aux États-Unis à utiliser les IFRS, sans leur imposer des tableaux de réconciliation avec les normes américaines, certains groupes américains, notamment ceux ayant des filiales importantes hors des États-Unis établissant déjà leurs comptes annuels en normes IFRS, pensaient, après ces efforts de convergence, pouvoir bénéficier également de cette autorisation à brève échéance.

C’était là probablement faire preuve de naïveté. Dans son article publié par Option Finance le 18 avril dernier, Gilbert Gélard, ancien membre de l’IASB, indiquait qu’un grand nombre de problèmes parmi les plus ardus restaient non résolus et que la collaboration avec le FASB était difficile. Il nous rappelait que Sir David Tweedie, encore président de l’IASB pour quelques semaines, avait récemment adressé un message devant la Chambre de Commerce américaine du type « c’est maintenant ou jamais », mettant en exergue le risque d’isolement des émetteurs américains. Cette menace à peine voilée ne semble pas avoir impressionné la SEC ! La consultation lancée par son service des affaires comptables (« Work plan for the consideration of incorparating IFRS into the financial reporting system for U.S. Issuers ») le 26 mai dernier, à six mois de l’échéance prévue, montre clairement, même s’il ne s’agit à ce stade que de l’exploration d’une piste possible, que les États-Unis ne sont pas prêts à franchir le pas décisif et tant attendu.

 

[quote type= »center »]Les États Unis prennent en fait leurs distances avec les normes IFRS. [/quote]

 

En proposant une nouvelle période de convergence de 5 à 7 ans, période au-delà de laquelle ils seraient susceptibles de prendre leur décision de retenir ou non les IFRS, tout en se réservant la faculté d’adapter (« carve in ») ce référentiel à leurs spécificités (avec le risque de revenir, pour tenir compte de dispositions domestiques, à des normes « rules based » et non plus « principles based »), les États Unis prennent en fait leurs distances avec les normes IFRS, et semblent faire peu de cas des engagements pris vis-à-vis du G20. La réaction du prochain « G vain », dont l’une des missions est de renforcer la sécurité de la gouvernance mondiale en faisant prévaloir l’intérêt général, sera à cet égard révélatrice.

Même s’il faut attendre les réponses à la consultation lancée par le staff de la SEC et la décision officielle de son collège, il s’agit là d’un vrai camouflet pour l’IASB et pour son président qui espérait atteindre le but qu’il s’était fixé après dix ans de mandature. Le renvoi de la décision américaine aux calendes grecques rebat complètement les cartes de l’harmonisation comptable internationale, avec des risques d’enlisement du processus de normalisation et de divergences croissantes dans les différentes régions du monde.

Certains considèrent qu’il faut, en tout état de cause, garder le cap dans la tempête et continuer à tracer la route des normes internationales en toute indépendance, d’autres estiment qu’il faut diminuer l’influence des États-Unis, premier pays représenté au sein des instances en charge des IFRS (notamment 4 Américains du nord, 4 Européens, 4 représentants de la zone Asie-Pacifique au Board), pour être en mesure de s’adapter à la nouvelle donne sans subir les diktats des marchés américains. Après tout, l’émulation entre deux référentiels peut avoir du bon et nous préserver de la pensée unique, peut-être avec un référentiel IFRS plus sûr et moins procyclique pour les émetteurs qui souhaitent une information financière d‘avantage orientée sur leur performance opérationnelle que sur la valeur, toujours incertaine, de leurs actifs et de leurs passifs ?

 

[quote type= »center »] Les IFRS sont une des expériences les plus ambitieuses de construction d’un marché mondial intégré à travers des règles communes. Leur échec aurait une signification préoccupante quant à l’avenir de la mondialisation. [/quote]

 

Il appartiendra à la Fondation IFRS, à son « monitoring group », à ses « trustees » et à la nouvelle équipe dirigeante de l’IASB, après le passage de témoin de Sir David Tweedie à Hans Hoogervorst le 1er juillet prochain, de prendre position sur la direction à donner à la normalisation comptable internationale après ce coup de tonnerre. Pour finir, comment ne pas citer la conclusion du post-prémonitoire publié dans notre blog le 6 avril 2010 par Nicolas Véron, économiste au sein de Bruegel, sous le titre « Normes comptables, ça passe ou ça casse » : « Les IFRS sont une des expériences les plus ambitieuses de construction d’un marché mondial intégré à travers des règles communes. Leur échec aurait une signification préoccupante quant à l’avenir de la mondialisation. »

La mondialisation ne sera effectivement acceptée par les États et par les peuples que si des autorités politiques et indépendantes garantissent un minimum de régulation comptable, financière et prudentielle sur ce terrain de jeu. L’histoire est malheureusement tragique et ne progresse que par confrontation de rapports de forces, au cas présent, entre les États Unis et l’Europe pour l’instant, et demain peut-être avec les pays émergents qui pourraient être tentés, à moyen terme, de proposer un référentiel comptable qui leur serait propre. Les normes ont toujours été un élément de protectionnisme et de diffusion du modèle dominant et l’on voit bien, alors que la crise financière est loin d’être achevée, les intérêts corporatistes refaire leur apparition. Comment se fait-il d’ailleurs que l’OMC, probablement parfaitement consciente de cet élément de protectionnisme, ne soit pas invitée à la table des discussions sur les normes comptables ? Après tout, il en va de la concurrence entre places financières, de leadership en matière du financement de l’économie mondiale et partant de puissance en tant que telle…