Depuis 25 ans, L’Oréal, l’une des plus belles entreprises françaises, soutient l’accès des femmes aux plus hautes marches de la recherche scientifique, ceci au travers de la Fondation L’Oréal qui remet un prix « For Women in Sciences » et attribue des bourses d’étude à des jeunes chercheuses. Voici une philanthropie d’entreprise qui associe habilement, aux yeux du public, L’Oréal ami de la science, donnant un cachet « recherche et développement »  à l’entreprise, et L’Oréal ami des femmes, car elles forment le gros de sa clientèle.

Creusons un peu l’aspect R&D. Les comptes 2022 indiquent que la recherche du groupe atteint un budget important de 1.139 M€ et occupe plus de 4.000 personnes dans 20 centres de recherche de par le monde. Cela fait 3 % d’un chiffre d’affaires de 38,3 Md€ en 2022.

Grosse somme. Mais en regard de ce 3 %, le budget publicitaire atteint… 32 % du chiffre d’affaires, soit un montant de 12,1 Md€, auquel il serait sans doute possible d’ajouter une partie des frais commerciaux et de la R&D, quand, pour cette dernière, son rôle consiste à différencier les produits d’un point de vue marketing.

La question qui intrigue est alors : pourquoi faut-il qu’une société comme L’Oréal consacre onze fois plus à la publicité qu’à la recherche ? La réponse relève de la concurrence stratégique, extrêmement dure dans le secteur du soin à la personne. Si L’Oréal dépense autant, c’est que Unilever, Procter & Gamble, Estée Lauder, Shiseido, Beiersdorf, etc., en font autant ou presque. De fait, L’Oréal présentait en 2021 le troisième budget publicitaire au monde, devancé uniquement par, sans surprise, Procter & Gamble et, de peu, Unilever.

La logique est la suivante : le produit de base, tel shampooing, telle crème de jour… n’a guère les moyens de se différencier fortement de ce que produit le concurrent. Ce n’est pas le cas pour la pharmacie, qui est recommandée par un spécialiste prescripteur, le médecin. Il faut donc, dans les produits de beauté, affirmer le produit, le faire voir. La société ne paie que ce qui se voit, disait Stendhal. Il faut imprimer une image durable chez le consommateur, qui doit dominer celles des produits concurrents. Le problème est que la publicité de l’un affaiblit, en termes relatifs, l’image de l’autre… ce qui appelle ce dernier à surenchérir dans la publicité. Le jeu s’appelle une course aux armements, et, dans des marchés souvent saturés, s’assimile à un jeu à somme nulle.

Pas tout à fait quand même : L’Oréal et ses concurrents gagnent des parts de marché dans les pays émergents, en Afrique notamment, où ces grandes entreprises évincent les produits traditionnels. Pour le bienfait peut-être des consommateurs, en reprenant parfois les recettes de ces produits traditionnels, mais à coup d’une publicité que les producteurs de ces produits ne peuvent pas s’offrir.

Nous y sommes : la publicité a une seconde fonction, celle d’ériger une barrière à l’entrée difficile à franchir, dans un secteur moins protégé que d’autres par des brevets ou par l’agrément d’une autorité de santé.

Cette course aux armements se reflète sur les prix. Si la publicité fait 33 % du chiffre d’affaires, cela veut dire que dans un monde fictif qui pourrait se passer de cette publicité, le produit pourrait se vendre un tiers moins cher. Imaginons qu’il y ait une collusion entre les acteurs, ou bien une réglementation internationale, interdisant de dépasser un pourcentage de 15 % du chiffre d’affaires pour la publicité : ce serait aussi efficace pour la concurrence et aussi efficace pour l’information des consommateurs. Cet exemple montre que dans certaines configurations la compétition peut faire rage (c’est le cas entre L’Oréal, Procter, Unilever et tous les autres acteurs) sans que cela fasse baisser les coûts et les prix. Cela se rencontre usuellement dans les secteurs où il faut injecter beaucoup de dépenses de commercialisation pour vendre le produit, que ce soit via la publicité (les smartphones aujourd’hui), ou via des équipes de vente spécialisées (les salaires des banquiers d’investissement). Comme ces coûts sont communs à tous les acteurs du secteur, chacun d’eux est renseigné sur l’un des gros postes des charges d’exploitation des concurrents et a d’autant moins de peine à s’aligner. On est dans le domaine de la concurrence monopolistique, où la bagarre pour les parts de marché est compatible avec des rentabilités durablement élevées. De fait, L’Oréal a une marge opérationnelle (sur son chiffre d’affaires) de 19,5 % en 2022 et une rentabilité sur fonds propres de 21 %, les deux en hausse constante au fil des années.