Grâce à un système bancaire intégré, le Nevada a été sauvé quand la bulle immobilière locale a implosé. Par manque d’un système bancaire intégré, cela n’a pas été le cas en Irlande. Ce billet défend l’idée que la comparaison entre le Nevada et l’Irlande démontre que l’union bancaire est bien plus importante pour l’Europe que les propositions courantes d’union budgétaire. Et qu’en absence d’une union bancaire couvrant les pertes, il est très probable que l’Europe sera poussée à revenir à des marchés financiers segmentés nationalement.

La crise de la zone euro a montré comment un État souverain insolvable peut aisément détruire un système bancaire national – la Grèce, mais aussi comment un système bancaire insolvable peut presque couler un État souverain – l’Irlande et l’Espagne (Wyplosz 2012).

 

L’effet d’un boum et d’un effondrement immobiliers

Les crises immobilières locales sont des phénomènes récurrents. Les États-Unis en ont eu leur part, et leur expérience a fourni une leçon utile à l’Europe. Les boums immobiliers ont été très localisés des deux côtés de l’Atlantique. Dans la zone euro, ce n’est qu’en Irlande et en Espagne qu’il y a vraiment eu un excès de constructions immobilières. De même, aux États-Unis, une poignée d’États compte pour la très grosse majorité des pertes subies sur les prêts hypothécaires. L’un de ces États, le Nevada, est assez similaire en taille à l’Irlande.

Nous avons ainsi par coïncidence quelque chose qui s’approche d’une expérience naturelle : deux régions similaires enregistrant chacune d’elles un choc immobilier local, mais avec une organisation fédérale très différente.

L’Irlande et le Nevada sont semblables sous plusieurs aspects importants (voir L’Irlande et le Nevada comparés). Ils ont des populations (4,5 et 2,7 millions) et des PIB comparables (120 et 200 milliards de dollars). Plus important, ils ont tout deux subis une vague immobilière d’une ampleur exceptionnelle. Son effet sur l’économie réelle peut se voir sur le taux de chômage, qui suit un profil identique.

 

Pas de renflouement bancaire au Nevada

Mais il existe une différence de fond. Quand le boum s’est retourné, le Nevada n’a pas connu de crise financière locale et le gouvernement de l’État n’a pas eu à être sauvé. C’est sans doute la raison principale derrière la très grande différence dans l’évolution du PIB, qui a chuté bien davantage en Irlande.

D’où vient cette différence ? Du fait que les problèmes bancaires aux États-Unis sont traités au niveau fédéral – souvenez-vous, les États-Unis sont une union bancaire – alors que dans la zone euro, la responsabilité des pertes bancaires reste nationale. Beaucoup de banques ont subi de lourdes pertes au Nevada, de même qu’en Irlande, et beaucoup d’entre elles sont devenues insolvables, mais ceci n’a pas créé de rupture dans le système bancaire local puisque ces banques ont été couvertes par le Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC)[1] et leurs opérations ont été transférées à d’autres banques. En 2008-2009, le FDIC a fermé 11 banques dont le siège se situait dans l’État, avec des actifs pour 40 milliards de dollars, soit 30 % du PIB de l’État. Les pertes du FDIC dans ces opérations de sauvetage et de restructurations se sont élevées à environ 4 milliards de dollars

 

L’impact de la crise sur le taux de chômage : Irlande vs. Nevada

D’autres pertes ont été assumées au niveau fédéral quand les résidents du Nevada ont fait en grand nombre défaut sur leurs crédits immobiliers. Les deux institutions fédérales qui refinancent les crédits hypothécaires ont perdu à elles deux de l’ordre de 8 milliards de dollars dans l’État depuis 2008. Les institutions fédérales de l’union bancaire américaine ont pourvu l’État d’un absorbeur de choc de l’ordre de 10 % du PIB, pas sous la forme de prêts, mais sous forme d’un transfert ex-post. Autrement dit, des pertes de cette ampleur ont été absorbées au niveau fédéral. Il faudrait bien sûr retrancher de ce transfert le coût des primes d’assurance payées par les banques du Nevada avant la purge. Mais elles sont à coup sûr d’un ordre de grandeur inférieur.

 

Le rôle des banques « étrangères » au Nevada

De plus, une grande part de l’activité bancaire au Nevada était conduite (et l’est toujours) par des banques « étrangères », à savoir hors État, qui ont subi leurs pertes sur leurs activités « névadaises » et ont pu les éponger grâce aux gains fait ailleurs. Un marché bancaire intégré peut fournir des assurances contre des chocs financiers locaux par un autre canal. On pourrait appeler cela une union bancaire « privée », ou bien un marché bancaire vraiment intégré. Il est impossible d’estimer la taille de ce second amortisseur de choc, mais les pertes subies par les banques hors-Nevada peuvent bien avoir été du même ordre de grandeur que celles subies par les institutions fédérales. Les dépréciations sur les portefeuilles des grandes banques américaines ont été de l’ordre de 440 milliards de dollars, deux fois plus que les 220 milliards de dollars des trois institutions officielles (FDIC, Fannie et Freddie).

 

Et qu’ont signifié les banques étrangères en Irlande ?

En Europe, cette union bancaire « privée » ne joue que dans certains cas. Elle n’a été décisive que dans les petits États baltiques, dont les banques sont dans une large mesure entre des mains étrangères. L’Estonie, la Lituanie et dans une moindre proportion la Lettonie, ont ainsi bénéficié d’une protection contre leurs pertes par les sièges scandinaves de leurs banques locales. En revanche, la plupart du financement immobilier en Irlande (et en Espagne) est resté local[2], et n’a bénéficié de la protection d’aucune institution fédérale.

 

À la recherche d’amortisseurs

La comparaison entre le Nevada et l’Irlande illustre la capacité à amortir les chocs d’un système bancaire intégré et d’une union bancaire. Pour le Nevada, l’union bancaire a signifié un transfert de plus de 10 %, et peut-être même de 20 %, de son PIB.

Pour sûr, le Nevada est un cas extrême de crise immobilière. Néanmoins, cet exemple illustre le point général qu’une union bancaire permet d’amortir les chocs de façon bien meilleure à tout ce qui est envisagé aujourd’hui comme amortisseur budgétaire dans la zone euro.

 

Une union bancaire est plus importante qu’une union budgétaire

Une première leçon est qu’une « union bancaire » est plus importante qu’une « union budgétaire ». Une seconde est que le niveau d’intégration de la zone euro aujourd’hui présente la pire des combinaisons possibles : toute perte au sein du secteur bancaire d’un pays retombe sur les épaules du gouvernement national, qui est déjà submergé quand un boum immobilier se transforme en purge. Le système de l’euro a fait s’effondrer la liquidité du marché interbancaire entre États, de sorte qu’une crise de liquidité générale advient quand un système bancaire local devient insolvable. Cela ne peut plus durer. Soit l’Europe ira vers une pleine union bancaire, soit elle reculera vers des marchés financiers segmentés nationalement. En ce moment précis, la tendance est plutôt le recul. À moins qu’un système plus intégré soit mis en place.

 

L’Irlande et le Nevada comparés

Nevada

Irlande

Population (millions, 2011)

2,7

4,5

PIB (md$, 2011)

120

200

Croissance du PIB (2007-10)

-5,30 %

-17,60 %

taux moyen d’émigration (*)

0,32 %

0,09 %

taux de chômage (2011)

13,50 %

14,40 %

(*) depuis la purge immobilière (2008)

 

 

source : Eurostat and BEA, US Census Bureau.

 


[1] Organisme d’assurance interbancaire sous l’égide du gouvernement fédéral aux États-Unis.

[2] Il apparaît toutefois que les grandes banques britanniques, dont RBS, avaient une activité substantielle en Irlande et ont dû provisionner 8Md£. Il n’est malheureusement pas possible de mesurer ce qu’ont été les pertes finales et leur partage entre Irlande du Sud et du Nord.