Quittant Paris, à moins de 400 km par un TGV dont le coût a été intégralement payé par la France, vous êtes au Luxembourg, un État parmi les six qui ont fondé l’Union européenne. Mais un État qui suce la matière fiscale de ses voisins. À une échelle industrielle. Pour les lecteurs un peu avertis en finance, c’est-à-dire les lecteurs de Vox-Fi, voici comment.

Les papiers dérobés à PricewaterhouseCoopers (PwC) rendent les schémas fiscaux complètement lumineux. Aussi incroyable que cela paraisse, beaucoup de ces schémas reposent tout simplement sur des prêts intra-groupes, une pratique vieille comme le monde mais qui semblait être devenue totalement obsolète, parce que si facile à tracer par les autorités fiscales. Oui, partout ! Sauf au Luxembourg.

Je prendrais, à la suite du Guardian qui fait comme d’habitude un travail journalistique formidable, l’exemple de Shire Plc, une pharma anglo-américaine dans les neuro-pathologies. Peut-être aussi parce que je n’ai pas sous la main l’exemple d’une société française. Le chiffre d’affaires de Shire est en 2013 de 4,9 Md£ et elle jouit d’une profitabilité exceptionnelle : l’EBITDA est de 1,9 Md£, soit une marge d’exploitation de près de 40% et son retour sur capitaux engagés est de 15,6%.

Le principe : on endette une structure au Luxembourg, qui prête à des filiales situées dans des pays à plus forte fiscalité. Les revenus financiers vont dans le pays peu taxé, les charges financières en déduction du revenu des pays fortement taxés.

La belle affaire, direz-vous : l’impôt sur les bénéfices est de 29% au Luxembourg, et disons 35% en France et 40% aux États-Unis, le gain est misérable, d’autant plus que les taux d’intérêt sont aujourd’hui très bas, de l’ordre de 1,5% pour un groupe de la qualité de Shire Plc !

C’est sans compter avec la science et la diligence des autorités fiscales du Luxembourg. Les choses sont beaucoup plus appétissantes.

En effet, une chose surprend immédiatement quand on lit le bilan financier 2013 (en dollars US). Ouvrons-le ensemble sur Internet : on voit en p. 100 du rapport que l’endettement financier, après la conversion en actions d’une convertible de 1,1 Md$ en 2012, est absolument nul. Comment est-il possible que la filiale s’endette sans qu’on retrouve cette dette au niveau du bilan consolidé ? Non seulement, il n’y a pas de dette, mais il y a même du cash au bilan, pour un montant de 2,2 Md$.

La filiale luxembourgeoise a reçu 1,9 Md$ de revenus financiers (les intérêts sur les prêts aux autres filiales) au cours des 5 dernières années et 580 M$ pour la seule année 2013. Comme le taux d’intérêt que charge la filiale aux sociétés sœurs du groupe varie entre 5% et 9% – on ne parle pas de 1,5% ! –, cela représente un montant entre 6 et 12 Md$ d’emprunts pour le groupe. En fait, les papiers de PwC montrent un encours de dette de 10 Md$ au bilan de cette filiale très secrète, bien au-delà des 2,2 Md$ de cash, et cette dette disparaît complètement en consolidé. Conclusion : il y a un gros tourniquet interne, la maison mère finance la société luxembourgeoise, qui finance les filiales, qui renvoient l’argent à la maison mère ! Une machine à économiser l’impôt.

Regardons le détail, révélé à son corps défendant par PwC. La maison mère (en Irlande ! le groupe a déjà fui en 2008 le Royaume-Uni pour s’y installer) a une succursale au Luxembourg, qu’on appelera S. Elle détient aussi dans le même Luxembourg une filiale, appelons-la F. La société F prête 10 Md$ aux sociétés du groupe et reçoit des revenus financiers. La succursale S emprunte ces 10 Md$ au siège et acquitte des charges financières.
Magie n° 1 : Shire a obtenu des autorités fiscales du Luxembourg de pouvoir consolider, du point de vue fiscal, les charges et les revenus. En pratique, les sociétés du Luxembourg ne paient en consolidé que 1% d’impôt sur des revenus de 1,9 Md$ (les charges sont absolument minimes : la masse salariale s’élève à 55.000 $ et PwC doit envoyer sa copieuse facture à une autre entité du groupe).

Magie n° 2, comment se fait-il que les revenus financiers de la maison-mère ne soient pas taxés ? Ici, nous arrivons en Irlande, dont le taux d’IS est de 12,5%. Mais c’est beaucoup trop encore ! En pratique, autre tax ruling, les autorités considèrent que S n’est qu’une succursale, sans autonomie juridique par rapport à la société mère. Contrairement à la pratique de la plupart des fiscs du monde qui ne regardent pas la nature juridique de l’entité mais bien son activité dans le pays, on considère alors qu’il s’agit de flux internes, qui échappent à l’impôt.

On voit en p. 101 que l’impôt s’élève à 278 M$, soit un taux apparent de 16,4%, alors qu’une bonne part des revenus est faite aux États-Unis, dont le taux d’impôt sur les bénéfices est de 40%. En clair, par ce montage, Shire Plc économise de l’ordre de 300 M$ par an, c’est-à-dire transfère sur les citoyens de ses pays-client la charge fiscale qu’économisent ses actionnaires.

Au cours boursier d’aujourd’hui (la société est cotée en euros à Francfort), Shire capitalise 31,6 Md€ pour un résultat 2013 de 666 M$, soit 540 M€. Cela fait un P/E de 58,5X. La valeur boursière du gain fiscal est donc de 58,5 x 300 = 17,5 Md€. Voici, en valeur de marché, la spoliation opérée à cause du Luxembourg, accessoirement de l’Irlande, sur ses partenaires commerciaux.

Cherchons les responsables. Du côté de la société Shire, on reste fascinés par la place donnée dans le rapport annuel à la bonne gestion de l’éthique, à la bonne surveillance des risques, aux procédures internes d’audit, etc. Cela occupe les pages 18 à 29 du rapport annuel. En page 20, il est écrit : « To this end, we ground everything we do in our BRAVE values – to be bold, resilient, accountable, visionary, and ethical. » C’est le directeur fiscal qui est membre du directoire de la filiale luxembourgeoise.

Mais foin de ces scrupules, tout ce que fait Shire Plc est parfaitement conforme à la législation. Il ne s’agit pas de fraude fiscale, ni même d’évasion fiscale ; tout simplement d’ « optimisation fiscale », en pleine conformité avec les textes de lois.

Il faut se tourner alors vers le Luxembourg. Nous avons déjà dans Vox-Fi analysé le cas de ce pays, et de son avantage de « petit pays », du point de vue de la théorie fiscale, ceci avant même la révélation des Lux-Leaks. Le taux d’impôt, nous l’avons dit, y est de 29%, un montant assez élevé dans la compétition fiscale actuellement en cours en Europe. Mais avec toute une possibilité de rescrits fiscaux (tax rulings) négociés dans le secret de la direction des impôts. Il y a une loi, mais ajustable à la discrétion des fonctionnaires des impôts, sur directives bien claires venues de plus haut. Jusqu’où ? Il faut le demander à M. Juncker, premier ministre pendant 18 ans du pays, jusqu’à sa nomination récente à la tête de la Commission européenne. « Non ! », répondent les autorités luxembourgeoises, « les clauses d’exemption sont parfaitement codifiées et le Luxembourg est un État de droit ». Certes, mais elles sont si faciles à passer. C’est comme si on demandait à Renaud Lavillenie, recordman du monde du saut à la perche avec 6,16 m, de franchir une barre placée à 1,16 m ! État de droit ou de carambouille fiscale ? Cet État se loge-t-il dans une quelconque île des Caraïbes ? Non ! Au cœur de l’Union européenne. Le Luxembourg y est au droit des affaires ce que la Hongrie est aux droits de l’homme. Et le Luxembourg bénéficie d’un revenu national par tête de 111.162 $ (chiffres 2013), l’Allemagne de 45.085 $, et la Lorraine, pourtant une région intimement proche d’un point de vue historique et géographique, de 31.945 $.

PwC à présent. Ce type de montage, si on en juge par ce qu’on peut savoir de prestations analogues rendues à Starbuck ou à Apple, est facturé aisément au-delà des 10 M€. Multiplié par le nombre des groupes conseillés, les revenus sont énormes. Ils doivent être analogues chez les trois grands du marché du conseil, KPMG, Deloitte et EY. Cette manne n’est produite que grâce à l’afflux de jeunes talents, venus de tous les pays d’Europe, embauchés pour aider à la mise en place de ces schémas. Leur utilité sociale, à tous ces jeunes gens, ne consiste qu’à transférer de la valeur des citoyens qui s’acquittent de leurs impôts vers les actionnaires des grands groupes multinationaux. Où est la création de valeur sociale ? (Au passage, admirons l’Edward Snowden interne à PwC, qui a permis que cette information sorte.)

En épilogue, le cours boursier de Shire a brutalement chuté, de 25%, aux alentours du 15 octobre. Est-ce la divulgation des Lux-Leaks qui a entraîné cela, les actionnaires pouvant être affolés devant une menace de redressement fiscal ? Non. C’est simplement l’annonce que le groupe américain AbbVie songeait mettre fin à son projet d’OPA sur Shire (une OPA qui avait été accepté par le conseil d’administration de Shire en juillet et qui avait causé une flambée sur le titre). Pourquoi ce renoncement ? Parce qu’un des motifs de l’acquisition par AbbVie était une autre ruse fiscale, appelée « inversion fiscale », permettant de déplacer le siège social d’AbbVie des États-Unis vers l’île anglo-normande de Jersey et d’échapper ainsi au fisc américain (voir sur ces schémas la Lettre de Vernimmen, n°125 de septembre 2014). Épatant.