Vue sur une longue période, l’Allemagne aligne succès sur succès. Surtout en comparaison avec la plupart des pays d’Europe, ce qui porte en germe une déstabilisation du projet européen. Comment expliquer cela ? Outre les qualités d’organisation et de travail que beaucoup reconnaissent à ce grand peuple ami, il est utile de rappeler trois moments historiques clé.

Le premier date de l’immédiat après-guerre. Le pays était ravagé, mais, nous disent les historiens, avec un outil industriel préservé à 80 % et une explosion démographique liée à l’afflux des déportés et réfugiés (près de 12 millions pour l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un habitant sur quatre !), en général de qualification élevée. Quand les Américains, entrant en guerre froide, ont poussé les pays alliés à se réarmer (le budget militaire atteignait près de 10 % du PIB en Grande-Bretagne et en France en 1951 et 1952 – avant même que cette dernière entame ses fâcheuses guerres coloniales), qui d’autre que l’industrie de l’Allemagne, interdite de réarmement, pouvait produire tous les autres biens. Ce qui faisait dire à Macmillan, un Premier ministre britannique : « Bien sûr, si on avait réussi à perdre deux guerres mondiales, à effacer toutes nos dettes et à se dégager de nos obligations internationales, peut-être que nous serions aussi riches que les Allemands. » C’est ironique, mais, pour sûr, cette impulsion initiale a installé durablement l’Allemagne sur un sentier de croissance tirée par l’exportation, elle qui était autarcique avant guerre. On retrouvera plus tard les traits typiques de ce type de croissance dans les économies asiatiques : des ressources déployées vers l’exportation plus que vers la consommation privée, l’accumulation d’excédents extérieurs, une inflation maîtrisée, quand d’autres pays européens connaissaient déficits extérieurs et budgétaires, inflation et difficulté de tenir la monnaie.

Le second moment historique retenu ici n’est pas tant la chute du mur de Berlin (qui a déréglé pendant plus de dix ans le modèle allemand), mais la mise en place de l’euro au début de la décennie 2000. On faisait cohabiter au sein d’une même zone monétaire, sans possibilité de dévaluation, une machine de guerre exportatrice avec des pays, principalement au Sud, qui n’avaient pas gagné dans la douleur une maîtrise de la dépense privée et publique, et un contrôle des prix et des salaires leur permettant de rester au moins à niveau dans le choc des commerces extérieurs.

La France l’avait fait, avec sa politique du franc fort, et en avait payé le prix. C’est donc un vrai gâchis que les gouvernements français de la dernière décennie n’aient pas compris que la mise en place de l’euro impliquait de gré ou de force un alignement de la politique économique sur l’économie dominante et qu’il ne fallait pas relâcher l’effort. Or, quand le gouvernement Schroeder en Allemagne lançait en 2005 des politiques fortement restrictives pour compenser les déséquilibres créés par l’absorption des Länder de l’Est, les Français faisaient leurs incantations sur l’obligatoire gouvernance économique commune, mais conduisaient dans les faits une politique à l’opposé radical (dérive de la dépense budgétaire, réductions d’impôts, dérives salariales suite à la réforme des 35 heures…). L’euro a joué un rôle de sédatif dans cette affaire, empêchant de voir qu’une tendance asymétrique se créait et que nulle force au sein du mécanisme monétaire ne la corrigeait. On parlait à Bercy dans un temps pas si ancien de la contrainte extérieure pour désigner l’obligation de marquer à la culotte le niveau de compétitivité de l’Allemagne. Adieu tout cela sous le masque anesthésiant de la monnaie commune. Les Pays-Bas n’ont pas commis cette erreur et sont restés dans la trajectoire allemande.

Enfin, retour très loin en arrière avec un dernier moment historique, quand l’Allemagne de Weimar subissait la grande crise de 1930-31. Comme aujourd’hui la Grèce, elle ne disposait pas de l’instrument de la dévaluation, liée qu’elle était par le système de l’étalon-or. Et la politique monétaire restrictive des États-Unis et de la France ne l’aidait pas : ces deux pays voulaient des excédents de balance des paiements ; il fallait bien que d’autres ramassent le déficit. La suite historique est connue, mais moins un épisode qu’on peut ironiquement rappeler aux dirigeants allemands : le gouvernement Hoover a dû finalement admettre, en 1931, la restructuration complète des dettes allemandes.

 

Contribution originale DFCG pour Option finance, publiée en juillet 2011.