La légende veut que saint Antoine, réfugié dans le désert au IVe siècle, ne cessait d’avoir l’esprit tourmenté par les démons de la luxure. Or, il était dans le désert ! Le prêtre moderne vit dans le monde d’aujourd’hui. Un monde qui a connu une révolution profonde de ses mœurs depuis cinquante ans, vit différemment la sexualité et en projette les images sur tous les panneaux publicitaires et revues.

Et le prêtre, faute en partie d’une baisse des vocations, est devenu bien seul dans ce monde débridé, moins entouré qu’autrefois pour gérer son équilibre personnel. Un débat s’engage difficilement au sein de la hiérarchie catholique : faut-il revenir sur la règle du célibat des prêtres confortée dans l’Eglise depuis le XIIe siècle ? Certains scandales récents et la baisse des vocations obligent à cette réflexion.

Si cette réforme est attendue par la majorité des catholiques, elle sera très difficile à conduire, et pas seulement par souci politique de protéger l’unité de l’Eglise. Elle remet en cause en profondeur son organisation interne, sa gouvernance, selon ce terme moderne tiré du droit canon.

 

Un difficile contrôle

Un peu de sociologie des organisations aide à le comprendre. Le fait qu’une association – les Eglises en sont des cas particuliers – vive de dons et de cotisations, et non d’apport en capital et de profit retenu, fait qu’en général le contrôle externe exercé par les tiers (les donateurs) est moindre que pour les sociétés de capitaux.

Il n’y a pas, comme pour les entreprises, d’« investisseurs », c’est-à-dire de gens qui attendent un retour de leurs fonds investis. Mais il reste, comme pour les entreprises, beaucoup d’incitations des agents internes (les clercs, dans le cas des Eglises) à s’approprier certains avantages à titre privé.

L’équilibre se fait, dans de telles organisations, par des structures de contrôle renforcées. Quand leur taille est petite, le dirigeant a les moyens d’exercer une vraie surveillance et la transparence est plus facilement assurée. Certaines règles statutaires, notamment des mandats non reconductibles, aident également.

 

Les vœux de célibat et de pauvreté

L’Eglise catholique est une institution bien particulière. D’abord, sa taille est énorme puisqu’elle exerce son empire à l’échelle des continents. Sa gouvernance repose sur un principe hiérarchique strict et caractérisé, à la différence d’autres cultes, par l’absence de conseils de laïcs ayant un rôle de surveillance du clergé séculier, habilités à ratifier les dépenses et l’allocation des ressources.

Certains ordres monastiques en ont, les jésuites par exemple, mais c’est l’exception. Faute d’une surveillance importante dans une organisation d’extension universelle, comment se fait-il qu’on ne connaisse finalement que très peu de cas de captation privée des fonds issus des donations et autres revenus de l’Eglise ?

La raison est, selon les historiens et pour parler le langage des juristes, que les « contrats » de nomination du clergé catholique imposent les vœux de célibat et de pauvreté. De fait, les prêtres catholiques ont un train de vie très modeste. S’ils avaient une famille à nourrir, et les souhaits pressants de la femme et des enfants d’avoir une vie confortable, la tentation serait plus grande.

 

Le prêtre à l’opposé du rabbin, de l’imam et du pasteur

C’est précisément la raison qu’invoquaient les évêques réunis au concile de Latran en 1139 pour imposer le célibat : le risque était trop grand dans une aussi vaste organisation, riche d’un très gros patrimoine, parfaitement insérée dans la féodalité, que s’imposent progressivement des captations larvées de patrimoine par le jeu de la filiation. Il suffit de se rappeler l’opprobre associé au péché de simonisme, oublié aujourd’hui, consistant pour un prêtre à favoriser son neveu (c’est-à-dire assez souvent son fils).

Ajoutons comme élément de cohésion chez les catholiques, une formation des prêtres qui repose essentiellement sur la théologie et qui se ferme – ou se fermait – obstinément, par la mise à l’Index de nombreux ouvrages, aux cultures allogènes. Dans le jargon des sociologues, cette formation est « spécifique à l’organisation », ce qui lie efficacement le prêtre à son poste, sous la tutelle de sa hiérarchie, sachant en retour que le prêtre bénéficie d’une garantie de poste à vie.

Il n’en va pas de même pour le rabbin, l’imam dans sa variante sunnite et le pasteur protestant. Ce dernier, dont le rôle d’intermédiaire dans la relation entre le fidèle et Dieu est moins important que dans le dogme catholique, reçoit une formation plus large, qui inclut notamment un volet aide sociale, gestion et prestation de services pour la communauté. Elle offre donc une « employabilité » plus grande à l’extérieur du culte.

 

L’Eglise n’a plus la richesse patrimoniale d’antan

Les communautés juives sont un modèle de gouvernance via un contrôle local très fort : le rabbin est embauché par le bureau ou conseil d’administration de la synagogue, formé de laïcs. Il est licenciable ad nutum. Dans de nombreuses communautés, il subit un examen de la part des fidèles pour juger de son niveau en Talmud. Jusqu’au XVIIIe siècle, il devait exercer un autre métier, médecin, vigneron…, afin que le rabbinat ne soit pas la source principale de revenu et qu’il dépende à l’excès de la communauté, notamment s’il s’agissait de le licencier. Il était très mal vu qu’il ne soit pas marié.

Le clergé orthodoxe autorise le mariage, mais sans avoir adopté la gouvernance décentralisée des cultes protestant et juif. Le résultat, visible quand on visite la Grèce, semble suivre la prévision des sociologues : Molière y verrait un clergé « gros et gras, le teint frais », avec un patrimoine immobilier important. Il y a donc un « checks and balances » au niveau local dans toutes les religions du Livre, sauf chez les catholiques, les orthodoxes et les chiites.

En contrepartie, il y a un dogme à peu près unifié dans le catholicisme, alors que l’autonomie des communautés de prière favorise dans d’autres cultes un brouhaha sur le dogme, dont on voit les effets ravageurs chez les sunnites en ce moment, et de plus en plus chez les évangéliques. L’Eglise n’a plus la richesse patrimoniale d’antan et le risque financier d’une décentralisation est moindre qu’aux temps anciens.

 

Une culture de la centralisation à remettre en cause

Mais le mariage des prêtres accroîtrait sensiblement leur autonomie et leur volonté de servir, à côté de leur apostolat, les intérêts de leur famille. D’autres formes de contrôle sont donc à envisager et notamment un rôle beaucoup plus important des communautés paroissiales, avec, corrélativement, une réduction du rôle des évêques et des cardinaux.

Un contrôle ascendant compléterait le contrôle descendant, au demeurant un contrôle qui a montré sa faible efficacité lors des scandales sexuels récents. C’est donc toute une culture de la centralisation qui est à remettre en cause. La réforme peut être conduitepas à pas ou paulatim, pour parler la langue de l’Eglise.

Il est difficile de décréter un beau jour que les prêtres peuvent se marier, au risque de braquer les influents milieux conservateurs de l’Eglise et se priver du soutien des prêtres les moins jeunes qui verront d’un coup le peu de valeur qu’a été le sacrifice de leur vie sexuelle.

 

La valorisation du rôle des diacres

Une stratégie plus habile, que semble suivre pas à pas le pape, consiste à valoriser de façon croissante le rôle des diacres, souvent des gens mariés, en leur donnant une place accrue dans les communautés de prière, avec peut-être leur accès à certains sacrements, comme la communion ou le baptême.

Cela ouvrirait le jeu, donnerait un rôle accru aux communautés paroissiales et aiderait grandement à regarnir les effectifs des clercs de l’Eglise, aujourd’hui en attrition inquiétante. Et résoudre dans le même temps une question qui devient pressante : qu’un diacre – et donc demain un clerc de plein exercice – puisse être une femme.

La prêtrise, dans le monde d’aujourd’hui, n’a plus lieu d’être un pouvoir sans participation de la communauté qui l’entoure, n’a plus lieu d’être non plus réservée aux mâles célibataires. Hans Küng, le grand théologien catholique récemment décédé, le disait avec des mots simples il y a plus de cinquante ans.

 

Cet article a été publié en tribune dans Le Monde. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.