Marchés : pas de panique, les fondamentaux sont solides et la correction salutaire
Cet article a été initialement publié le 6 février 2018 sur le blog de l’Institut Montaigne.
Le lundi 5 février 2018 restera dans les chroniques comme un lundi noir : les indices boursiers mondiaux ont chuté vertigineusement, le Dow Jones de 4,6 %, le Nikkei de 6,5 %, le CAC et le DAX de 2,8 %, avant de poursuivre leur chute ce mardi 6 février. Comme le marché américain était considéré comme excessivement cher à en juger par les perspectives de profits, il est légitime de se demander si la correction n’est pas le début d’un choc financier susceptible de faire dérailler la reprise mondiale. Une analyse froide des marchés comme des économies réelles indique que c’est peu probable, car les fondamentaux économiques, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe et dans les marchés émergents sont solides.
Salaires US en hausse de 2,9 % : assez pour paniquer Wall Street !
Le déclencheur de la baisse fut la publication des excellents chiffres de l’emploi de janvier aux Etats-Unis (200 000 nouveaux emplois) et d’une hausse du salaire horaire moyen de 2,9 % sur un an. Bonne nouvelle pour les salariés américains et la croissance, mais signe de plus qu’avec une économie approchant du plein emploi, l’inflation commence à accélérer. La Réserve fédérale américaine (Fed) devra en tenir compte dans ses décisions futures, et se montrer plus déterminée que les marchés ne le pensaient, à normaliser son taux directeur, encore très bas, à 1,4 %. Voilà le paradoxe : les membres du comité de politique monétaire de la Fed (le FOMC) avaient annoncé trois hausses de taux cette année et deux ou trois l’an prochain, mais on ne les croyait pas. Et, brutalement, on se demande s’ils ne vont pas en faire plus ! Rien de nouveau sous le soleil de ce point de vue. Le marché américain était, et reste, excessivement cher, avec un ratio entre prix des actions et bénéfices de l’ordre de 25, pour une moyenne historique de 15 (1) ; il n’en fallait donc pas beaucoup pour déclencher une correction et il est probable que celle-ci va se poursuivre. Est-ce le signe avant-coureur d’enchaînements plus graves ? Revenons aux fondamentaux pour juger des risques réels.
Le cycle US n’est pas terminé et la réforme fiscale va le prolonger
Aux Etats-Unis, la reprise post crise financière s’est déjà étirée sur neuf ans mais elle a été notoirement faible, en comparaison des reprises précédentes. Les créations d’emploi ont tout de même permis de faire baisser le taux de chômage à 4,1 %, niveau inconnu depuis 2000. L’accélération des salaires qui en résulte, en soutenant la consommation, risque-t-elle de provoquer une surchauffe de l’économie ? On en est encore bien loin, car la reprise n’a pas encore ramené le taux d’emploi (60,1 %) à son niveau d’avant crise (63,4 %). Il y a donc encore une marge d’embauche significative, pour les emplois les moins qualifiés en tout cas. De plus, la réforme fiscale votée par le Congrès en fin d’année dernière devrait étendre la durée du cycle en favorisant une croissance vertueuse. En effet, l’investissement devient totalement déductible de la base fiscale, elle-même calculée sur le chiffre d’affaire domestique (et non plus mondial), jusqu’en 2022, et la déductibilité des charges d’intérêt, jusque-là intégrale, sera limitée à 30 %. Avec un taux d’imposition ramené de 35 % à 21 %, la réforme est donc une puissante incitation à l’investissement autofinancé. Comme le taux d’investissement des entreprises est encore inférieur de 8 % à son niveau d’avant crise, il y a de la marge pour une croissance tirée par l’investissement, à même de relever la croissance potentielle et donc de limiter les tensions inflationnistes.
La hausse des taux d’intérêt risque-t-elle de faire dérailler ce beau scénario ? Comme les marchés commencent à prendre la Fed au sérieux, les taux d’intérêt à long terme semblent avoir commencé leur ascension, après 37 ans de baisse. Là encore, pas de panique : à 2,7 %, le taux à 10 ans n’a même pas rejoint son niveau de 2014 (3 %) et l’on est très loin des 5 % atteints en 2007. Plus important encore, le niveau d’endettement des entreprises américaines, à 73,3 % du PIB (2) reste modeste, à comparer avec les autres économies industrialisées (103,4 % pour la zone euro, 102,1 % pour le Japon). D’ailleurs, les crises financières aux Etats-Unis proviennent d’un excès d’endettement des ménages, pas des entreprises. Et, en ce qui concerne les premiers, le taux d’endettement, à 79 % du PIB, reste bien inférieur à son pic de 2008 (98 %).
La zone euro est encore en rattrapage et peut compter sur la BCE pour soutenir l’économie
Poursuivons avec la zone euro, où la croissance a récemment accéléré, permettant aux pays les plus touchés par la crise existentielle de l’euro, comme l’Italie, le Portugal et la Grèce, de renouer avec la croissance. On peut en attribuer le crédit à la politique très volontariste de la BCE, son programme d’achat de titres publics en particulier, et aux réformes entreprises dans les pays où l’endettement privé avait explosé avant 2008, en Espagne et en Irlande par exemple. Le cas de l’Italie, où le système bancaire reste affaibli par les années de marasme, est important : le taux des prêts peu on non performants représente 12,1 % des actifs bancaires (3), ce qui est inquiétant, mais il est en chute rapide : il était encore de 16,4 % en juin 2016. Certes, le nettoyage des bilans bancaires est loin d’être satisfaisant, les réformes structurelles, à commencer par le marché du travail, sont difficiles à mettre en œuvre et, de ce fait, la croissance reste bridée. Mais, à l’inverse des Etats-Unis, la politique monétaire reste très favorable aux pays et agents endettés, et devrait le rester au moins jusqu’à la mi-2019, et les réformes continuent à avoir le vent en poupe, en France notamment. Certes, l’économie allemande est clairement en surchauffe, avec un taux de chômage de 3,6 %, ce qui permet aux syndicats d’obtenir à la fois des augmentations de salaires et une baisse du temps de travail dans certains secteurs (métallurgie) ; certes, l’endettement privé est devenu préoccupant dans plusieurs pays comme la France (192 % du PIB), la Belgique (223 %) ou les Pays-Bas (228 %), mais la hausse des taux d’intérêt à long terme restera contenue par la politique monétaire, laissant, on l’espère, le temps aux gouvernements de compléter les réformes et d’accélérer les restructurations bancaires. Enfin, la valorisation des marchés d’actions reste raisonnable : en se basant sur des indices comparables entre régions, le ratio prix / bénéfice des actions de la zone euro est bien inférieur à celui des Etats-Unis (14,9 contre 18,8), ce qui devrait favoriser une réallocation des investissements financiers vers la zone euro à la faveur de la correction boursière.
Les émergents sont en phase précoce de leur cycle, mais attention à la Chine
Un mot enfin des marchés émergents, dont il faut distinguer la Chine, en raison de sa taille et de son extrême endettement. Hors Chine, la hausse des cours des matières premières et la sortie de récession d’acteurs régionaux importants comme le Brésil et la Turquie, rendent plutôt optimistes sur le cycle, en retard par rapport aux Etats-Unis, et donc en phase de rattrapage. Il est vrai que le cycle financier de ces pays est largement influencé par la politique monétaire américaine, elle-même en phase de normalisation, mais, dans le même temps, la faiblesse du dollar, clairement souhaitée par le Trésor américain, a permis d’éviter jusqu’à présent une appréciation excessive des devises émergentes.
Le cas de la Chine est différent. La croissance mesurée par les statistiques officielles reste forte, à près de 7 %, mais des données partielles sur les statistiques des régions indiquent qu’elle a été bien plus volatile que ce qui a été officiellement rapportée au cours des dernières années. Au point que l’on peut se demander si les chiffres de 2017 ne sous-estiment pas la reprise amorcée fin 2016, après avoir sous-estimé l’impact négatif de la baisse passée du prix des matières premières dans certaines régions intérieures. En réalité, la croissance chinoise est de plus en plus tirée par les services, domaine particulièrement mal mesuré par les statistiques officielles, avec un contenu technologique croissant. De ce point de vue, les fondamentaux sont plutôt positifs, avec une croissance tirée par l’investissement et la productivité. Il reste que l’accumulation de dette du secteur privé depuis 2009 est une véritable épée de Damoclès sur la croissance chinoise : parti de 114 % en 2009, le ratio dette sur PIB a atteint 210 % en 2017. Les alarmes régulièrement lancées par la BRI ou le FMI sur l’accumulation de dette dans le monde sont d’ailleurs essentiellement du fait de la Chine.
La stabilisation de l’endettement des entreprises au cours de 2017 est donc une bonne nouvelle, largement attribuable à la lutte contre la corruption engagée par Xi Jinping, mais les niveaux atteints constituent une faiblesse structurelle en cas de ralentissement de l’activité, sans même parler d’une crise de confiance dans le système financier lui-même. De ce point de vue, les risques qui pèsent sur l’économie mondiale sont plutôt à surveiller du coté de Pékin que de Washington.
Des scénarios catastrophes bâtis sur une mauvaise analyse des politiques quantitatives
Les scénarios catastrophe qu’on lit ça ou là ont donc de la peine à s’appliquer aux principales économies de la planète, en particulier à l’économie américaine. Ils sont d’ailleurs souvent construits sur une incompréhension fondamentale des politiques quantitatives des banques centrales menées après la crise pour enrayer la spirale déflationniste qui devait en résulter. Cette incompréhension s’exprime pour l’essentiel dans l’affirmation suivante : « les ‘injections’ des banques centrales n’ont fait qu’alimenter des bulles financières sans aller dans les économies réelles ». Mais on ne dispose d’aucun scénario robuste de ce qui se serait produit dans les économies réelles sans ces politiques quantitatives. Aucun modèle ne le permet vraiment, mais on a au moins un précédent : la crise déflationniste de 1930, qui ne fut vraiment enrayée aux Etats-Unis que par le passage à l’économie de guerre et à l’endettement qu’elle permit. De mon point de vue, ces “injections” ont probablement permis d’éviter une perte de production (donc de richesse) de plusieurs ordres de grandeur supérieure à leur valeur faciale.
Au bout du compte, l’état des économies réelles, développées et émergentes, est suffisamment robuste pour que la correction boursière en cours ne les affectent pas significativement. On peut même la considérer salutaire, car permettant de revenir à des valorisations plus en ligne avec les fondamentaux des entreprises, certes robustes, aux Etats-Unis en particulier, mais pas au point de justifier les niveaux atteints en début d’année. Les risques n’ont pas disparu pour autant : erreur de politique monétaire aux Etats-Unis, lenteur des réformes bancaires et structurelles en Europe, ralentissement non anticipé en Chine. Mais ces risques existaient avant la correction boursière, et ils subsisteront une fois celle-ci terminée.
(1) Ratio calculé sur l’indice large Standard & Poors 500, au cours du 5 février 2018. Moyenne historique 1870-2017, en excluant 2009.
(2) Selon les statistiques de la BRI de septembre 2017, publiées dans le rapport trimestriel de décembre.
(3) Selon les calculs de l’Autorité Bancaire Européenne, dans son rapport d’évaluation des risques de novembre 2017.
(4) Source : MSCI Forward P/Es, Yardeni Research, 31 January 2018