Le débat est ouvert à présent dans la haute hiérarchie catholique : faut-il revenir sur la règle du célibat des prêtres imposée par le concile de Latran en l’an 1139 ? Certains scandales récents et la baisse des vocations obligent à cette réflexion. La théorie financière indique toutefois qu’il s’agit d’une réforme très difficile à conduire parce qu’elle pourrait avoir des conséquences importantes sur les institutions de l’Église.

Pour commencer, l’organisation de toute entreprise, sa gouvernance, ses limites par rapport aux marchés, sont un des domaines de recherche les plus actifs de la théorie économique. Un bon nombre de prix Nobel consacrent des réussites intellectuelles dans ce domaine. Par entreprise, il faut non seulement regarder la grande corporation cotée en bourse et à capital éclaté, qui concentre – à tort – le gros des réflexions sur la bonne gouvernance, mais aussi la société à actionnariat de contrôle, l’entreprise familiale, les mutuelles et coopératives, les associations sans but lucratif, les clubs, etc., autant de groupements à vocation productive dont l’organisation interne semble suivre des modèles assez précis, conduisant par une logique évolutive aux formes-type les plus efficaces.

L’association sans but lucratif a une caractéristique première, celle de ne pas avoir de fonds propres, et donc aucun ayant-droit « ramassant » comme le fait un actionnaire « ce qu’il reste », profit ou perte, une fois que les divers engagements contractuels (salaires, fournisseurs…) ont été honorés.  Par contre, les incitations des différents agents internes à s’approprier d’une façon ou d’une autre certains avantages demeurent, à l’égal de ce qu’elles sont dans une société anonyme à but lucratif. Le fait qu’une association vive de dons et de cotisations, et non d’apport en capital et de profit retenu, fait en général que le contrôle externe exercé par les tiers (les donateurs) est moindre que pour les sociétés anonymes, parce qu’il s’agit pour ces dernières d’ « investisseurs », c’est-à-dire de gens qui attendent un retour de leurs capitaux investis. Plus que dans toute autre forme d’organisation, la séparation entre les décideurs et ceux qui subissent les conséquences financières ou autres des décisions est importante. Les possibilités de retranchement du management, en général très centralisé, y sont en général plus importantes, comme on l’a vu lors des scandales de l’ARC (Association pour la recherche sur le cancer) ou très récemment de la FIFA.

L’équilibre se fait, dans de telles organisations, par des structures de contrôle efficaces : quand leur taille est petite, le conseil d’administration est bien informé des décisions du dirigeant et a les moyens d’exercer une vraie surveillance. Certaines règles statutaires, notamment des mandats non reconductibles pour les dirigeants, aident également.

Dans un article désormais de référence, Eugene Fama et Michael Jensen[1] s’interrogent sur tous ces mécanismes. Au détour d’une page, ils analysent la gouvernance de l’Église catholique, une institution de taille énorme, très centralisée, reposant sur un principe hiérarchique très strict (notamment en raison du dogme de l’infaillibilité du pape) et caractérisée, à la différence des autres cultes chrétiens et du culte juif, par l’absence de conseils de laïques ayant un rôle de surveillance du clergé séculier, habilités à ratifier les dépenses et l’allocation des ressources. Certains ordres monastiques en ont, par exemple les Jésuites, mais c’est l’exception. Faute d’une surveillance importante dans une organisation d’extension universelle, comment se fait-il qu’on ne connaisse  que très peu de cas de captation des fonds issus des donations et autres revenus de l’Église ? La raison, selon les deux auteurs, est – pour parler leur langage – que les « contrats » de nomination du clergé imposent les vœux de célibat et de pauvreté. De fait, les prêtres catholiques ont un train de vie très modeste. S’ils avaient une famille à nourrir, et les souhaits pressants de la femme et des enfants d’avoir une vie confortable, la tentation serait plus grande. C’est précisément la raison qu’invoquaient les évêques réunis au concile de Latran pour imposer le célibat : le risque était trop grand, dans une aussi vaste organisation, riche de plus d’un très gros patrimoine, que s’imposent progressivement, avec la possibilité de filiation, des nominations de prêtre de père en fils, et des captations larvées de patrimoine. Le clergé orthodoxe, quant à lui, autorise le mariage sans avoir adopté la gouvernance décentralisée des cultes protestants (on rappelle ici que le terme de gouvernance, très nouveau dans le langage financier, tire son origine du droit canon). Le résultat, visible quand on visite la Grèce, semble suivre la prévision de nos deux économistes : Molière y verrait un clergé « gros et gras, le teint frais », avec un patrimoine immobilier important et croissant, notamment à Londres et Paris. Autre élément, la formation des prêtres catholiques repose essentiellement sur la théologie, c’est-à-dire, toujours dans le jargon de cette théorie de l’agence, qu’elle est très « spécifique à l’organisation », ce qui lie efficacement le prêtre, sous la tutelle de sa hiérarchie, à son poste, sachant en retour que le prêtre bénéficie d’une garantie de poste à vie. Il n’en va pas de même pour le rabbin, le mufti ou l’imam dans sa variante sunnite, et le pasteur protestant. Ce dernier, dont le rôle d’intermédiaire dans la relation entre le fidèle et Dieu est moins importante que dans la doctrine catholique, reçoit une formation plus large, qui inclue notamment un volet aide sociale, gestion et prestation de services pour la communauté. Elle offre donc une « employabilité » plus grande à l’extérieur du culte.

L’abandon du célibat semble pourtant une réforme assez probable. Elle répond à l’attente des pratiquants. La leçon : elle doit être faite avec doigté.

[1] Le premier est prix Nobel, le second a joué un rôle majeur dans l’élaboration de la théorie de l’agence, un cadre de référence désormais pour l’analyse financière.

Cet article est paru une première fois dans Telos, cliquez ici pour le revoir.