Marque et valeur financière, un mariage de raison ?
Cet article est paru dans la revue Finance&Gestion, n°332, de septembre 2015, pp.51-52, ainsi que sur Vox-Fi le 7 octobre 2015.
Savoir-faire, brevets, marques sont aujourd’hui reconnus comme des actifs essentiels par les entreprises. Les classements des marques les mieux valorisées sont suivis de près. Le monde économique, et les directeurs financiers au premier chef, s’intéressent de plus en plus à la mesure de la valeur financière de ces actifs immatériels et donc aux méthodes d’évaluation mises en œuvre. Or, vouloir estimer la valeur financière d’une marque suppose de résoudre au moins deux contradictions.
Première contradiction : la marque n’est pas un actif « financier », ni d’ailleurs un actif « comptable » comme un autre (voir encadré ci-dessous). Estimer la valeur financière d’un actif, c’est vouloir le comparer aux autres actifs financiers disponibles sur le marché, en suivant les deux critères retenus traditionnellement en finance que forme le couple risque et rentabilité.
Valeur de la marque et comptabilité · Avec l’avènement des normes IFRS, les comptes consolidés des sociétés cotées doivent désormais comptabiliser à leur « juste valeur » les actifs et passifs acquis dans le cadre d’opérations de fusion et acquisition (c’est l’objet de la norme IFRS 3 relative aux regroupements d’entreprise).· Parmi ces actifs et passifs acquis, les marques sont au premier rang. Ainsi, pour des sociétés comme Pernod Ricard ou Kering, les actifs incorporels représentent aujourd’hui près de la moitié de leur bilan.· Mais, paradoxalement, ce ne sont pas les marques propres qui sont affichées… Seules les marques acquises par croissance externe sont en juste valeur au bilan ! Les autres, celles développées de façon organique par les entreprises, restent comptabilisées à leur coût historique. |
S’agissant des actifs financiers classiques (actions, obligations, etc.), les entreprises informent régulièrement les investisseurs pour faciliter ces comparaisons. Les marchés financiers sont à cet égard une formidable source d’informations sur les actifs financiers.
Ainsi, les actions ou les obligations s’échangent à tout instant sur ces marchés organisés.
De ce point de vue, la marque est tout le contraire d’un actif financier ! Par construction, elle est unique, ne se cède pas, ou très rarement, et lorsqu’elle est vendue, c’est bien souvent tout un pan d’activité de l’entreprise qui est cédé en même temps. On peut remarquer aussi que l’information sur la marque est généralement assez pauvre dans la documentation produite par les entreprises (en tout cas sur les aspects financiers).
La marque est également un actif à part, car elle est soumise aux lois propres à l’économie de l’immatériel. La plupart des actifs d’une entreprise « s’usent lorsqu’on s’en sert ».
En termes comptable, on considère qu’ils se déprécient ; au fil du temps leur valeur comptable diminue dans les livres de l’entreprise.
Paradoxalement, la marque fonctionne à l’inverse : plus on l’utilise dans des affiches, des conférences, des spots télévisés… plus elle a de la valeur. C’est justement parce qu’elle est utilisée régulièrement qu’elle se valorise. La marque a même le don d’ubiquité !
Voilà un actif qui peut être quotidiennement utilisé de multiples manières à tout instant partout dans le monde, et dont chaque utilisation amplifie la valeur…
Jusqu’à un certain point, il est vrai : saturation et déclin sont des périls qui touchent aussi les marques. Il n’empêche que, dans des activités qui bénéficient d’effets de réseau (infrastructures Télécom, Internet, etc.), où le succès engendre le succès, la marque peut devenir un des actifs-clés de l’entreprise (voir encadré, page suivante).
La marque est un actif « imbriqué »
On touche ici à une deuxième contradiction : dans la plupart des cas, vouloir estimer la valeur financière de la marque tient de la gageure. Poser la question, c’est chercher à isoler au sein de la valeur de l’entreprise ce qui est attribuable à la marque proprement dite de ce qui relève des autres actifs immatériels (créativité, savoir-faire, brevets, etc.) ou matériels (infrastructures, réseau d’agences, etc.).
Or, le propre de l’entreprise performante, c’est justement de savoir marier ces différents actifs pour atteindre une certaine alchimie, avant les autres concurrents ou de façon plus efficace. Que vaudrait la marque Apple, sans le charisme de ses dirigeants successifs, sans son savoir-faire accumulé dans les univers du design et de l’ergonomie, ou encore, ses capacités « technologiques » ?
Face à ces contradictions, que faire ?
Tout d’abord, admettre que la valeur financière de la marque est volatile. Elle se construit lentement, au fil des années ; et un accroc, un accident, peut atteindre voire ruiner la réputation d’une entreprise, et donc la valeur de sa marque. Les exemples sont nombreux (Arbercombie & Fitch et ses vêtements XXL, les constructeurs automobiles et les rappels de voitures), et sont bien souvent liés aux mêmes effets de réseaux (sociaux) qui jouent cette fois au détriment de la valeur des marques. Ensuite, cette valeur financière dépend du contexte et en particulier de celui qui détient la marque. En effet, comme la plupart des actifs immatériels doués d’ubiquité, la marque peut faire naître des synergies fantastiques. Sa valeur varie ainsi selon que l’on adopte le point de vue du gestionnaire de la marque, d’un de ses concurrents ou d’un nouvel acteur qui vise de nouveaux marchés (l’exemple de Caterpillar est éloquent : les engins de chantier mondialement reconnus sont devenus aujourd’hui une marque bien implantée dans l’univers de la mode masculine). Au total, si la valeur financière de la marque est volatile, ce n’est donc pas tant le fait des méthodes d’évaluation financière que des caractéristiques de la marque elle-même. La volatilité de la valeur financière est intrinsèque à la marque ; il est vain de chercher à la réduire, au contraire, il faut la comprendre, mesurer cette volatilité.
Enjeu clé de la valeur de l’entreprise, la marque n’est donc pas un actif financier comme un autre ; ses frontières sont mouvantes. Dès lors, outre une modestie certaine, l’évaluateur doit mener ses travaux en s’appuyant sur une méthodologie rigoureuse et transparente. Cette évaluation est loin d’être un exercice artificiel, voire abstrait, il s’agit pour l’évaluateur de traduire dans le langage financier ce que représente la marque, actif imbriqué au sein des autres actifs de l’entreprise. On dit souvent que « l’évaluation n’est pas une science, mais un art ». Nous ne laissons pas leurrer par les mots : parce que la marque est un actif qui se prête difficilement à l’exercice d’évaluation financière, l’évaluateur doit être d’autant plus rigoureux.
La marque, un actif dont la valeur est enfin reconnue par les systèmes financiers ? · Depuis quelques années, on voit apparaître de multiples opérations qui visent à mieux appréhender et mettre en valeur financièrement la marque au sein de l’entreprise : fiducie, transfert de la marque dans des entités ad hoc, mise en place de contrats internes de redevance, etc.· Ces opérations, qui permettent d’optimiser la gestion de la marque dans les organisations multi-métiers et multi-pays, ont aussi attiré l’attention des autorités fiscales qui s’attachent de plus en plus à la compréhension de la juste valeur (et, surtout, de la juste rémunération !) des marques, et des actifs immatériels en général…· Les discussions aujourd’hui sur les modèles économiques de sociétés fondées sur l’économie de l’immatériel comme Google, Apple, Facebook et Amazon sont symptomatiques de cette évolution. |