Le fil rouge du premier semestre 2017 de la revue finance&gestion traitera du lien entre la politique et l’entreprise. Pour entamer cette série un entretien exclusif avec l’un des banquiers d’affaires les plus connus de la place. Ancien président de Lazard – maison fondée en 1848 par ses ancêtres et que certains considèrent comme celle ayant inventé la banque d’affaires moderne, celle des fusions-acquisitions. Michel David-Weill a reçu de façon exceptionnelle finance&gestion pour un entretien exclusif.

 

Propos recueillis par Philippe Audouin, Président de la DFCG, et Bruno de Laigue, Président du Comité éditorial de finance&gestion.

 

Finance&gestion : Comment qualifieriez-vous l’époque actuelle ?

Michel David-Weill : Nous vivons une époque dont on trouve l’équivalent à la fin du XIXe siècle car nous traversons une grande révolution technique – et par conséquent de mode de vie. Tout comme à cette époque, où les campagnes ont commencé à se vider et où de grandes fortunes ont été faites, vous avez aujourd’hui le même genre de situation. Regardez la liste des grandes fortunes américaines publiée par Forbes : 80 % de celles-ci sont issues des technologies nouvelles, tout comme il y a eu les Rockefeller, les Vanderbilt ou les Carnegie qui accompagnaient l’évolution extraordinairement rapide de l’industrialisation. Et en même temps, l’arrivée massive des gens de la campagne en ville – créant ainsi un prolétariat problématique – est similaire aujourd’hui aux classes moyennes « inférieures », dont le niveau de vie n’a ni augmenté ni diminué, se trouvant relativement démunies devant l’évolution de notre monde. Notons cependant que ce niveau de vie a très nettement augmenté dans les pays sous-développés. Ainsi y-a-t-il une classe moyenne qui se constitue en Chine, en Inde, mais la classe moyenne américaine ou européenne a stagné. Curieusement les classes en dessous des classes moyennes ont fait plutôt mieux. Maintenant il s’agit de s’entendre sur ce qu’est une classe moyenne : un ouvrier spécialisé fait partie de la classe moyenne. Et cette classe craint l’avenir.

Face à toutes ces mutations, le monde occidental connait des crises politiques qui prennent diverses formes : le Brexit en Angleterre, l’élection de M. Trump aux Etats-Unis et la montée des populismes en Europe, y compris en France, en sont des exemples. Dans tout cela, pour moi, il y a du bon et du mauvais.

D’abord cette crise met en avant le rejet des « biens-pensants », les conservateurs d’aujourd’hui représentés par la gauche classique, qui veulent continuer à faire évoluer notre société dans le même sens. Cela, en tous cas aux Etats-Unis, a été refusé. C’est quelque chose d’assez important et de majeur. L’influence des Etats-Unis est encore suffisamment grande pour que cela mérite l’attention de tout le monde. Nous pouvions croire, encore récemment, que nous nous dirigions vers un socialisme à l’Européenne aux Etats-Unis ; en réalité on lui tourne le dos ! Ce qui induit de grands changements : un refus de la transformation de la sécurité sociale américaine, mal engagée car constituée d’un mélange privé/public ingérable ; un retour à la prise en compte de la santé par les individus sauf pour les plus démunis et, enfin, un changement considérable de l’imposition.

Je ne prends qu’un exemple. Aujourd’hui lorsque quelqu’un meurt aux Etats-Unis il y a deux conséquences fiscales : un impôt sur la succession et une réévaluation du patrimoine de la personne décédée au moment de sa mort. Il est vraisemblable que ces deux choses vont être supprimées. Ce qui a un effet majeur sur la capacité des gens à continuer une entreprise familiale puisqu’aujourd’hui il est difficile de la conserver en raison, précisément, des droits de succession. Le « revers de la médaille » est la disparition d’un avantage considérable : la réévaluation du patrimoine de la personne décédée permettant de repartir sur de nouvelles bases. Ces changements fiscaux sont suffisamment importants pour être évoqués.

Ensuite, cette crise met en avant quelque chose de primordial : une profonde révolte contre la réglementation et particulièrement contre la complexité de cette réglementation. Celle-ci devient tellement difficile à suivre qu’il faut avoir un Département spécifique pour s’assurer qu’elle est correctement mise en œuvre.

Un troisième phénomène dans cette crise est enfin à noter : une rébellion contre la religion écologique. Elle nous est imposée alors que certains esprits, et pas des moindres, pensent que les changements climatiques ont toujours eu lieu et qu’ils sont, en majeure partie, naturels. Bien entendu l’intervention humaine dans cette affaire joue un rôle ; ce sont nos habitudes qu’il faut modifier, sans pour autant vouloir changer le fond d’un mouvement climatique qui a toujours existé. Soit dit en passant l’humanité jouit d’une exception dans le domaine climatique. A l’échelle du développement humain, qui n’est finalement pas très ancien puisqu’il date de 3 000 à 4 000 ans, le changement climatique a été faible. Si vous regardez les périodes antérieures vous constaterez qu’il y a eu des changements climatiques beaucoup plus profonds. Le développement de l’humanité est sans doute le fruit d’un certain hasard. Les changements climatiques actuels n’ont pas la brutalité de ceux du passé (période glacière par exemple). Ce côté quasi religieux des croyances concernant le changement climatique est remis en question aux Etats-Unis. Et, d’une certaine façon, même la primaire de la droite en France laisse présager le développement de ce genre de pensées, en tous cas dans les milieux de la droite française, ce qui n’est pas sans importance parce que c’est très nouveau. D’autant qu’elle n’ose pas – depuis déjà pas mal d’années – se rebeller, même en pensée, contre l’évangile de la gauche. L’élection de M. Fillon n’est pas acquise, et donc il faut prendre cela avec prudence et modération. Voilà en quelques mots le côté positif de l’évolution actuelle de notre société.

Le danger est de croire qu’en s’enfermant dans ses frontières on pourra résoudre un grand nombre de problèmes. Je ne suis pas sûr qu’il soit mauvais que les Etats-Unis prennent une position plus nationaliste d’un point de vue de politique étrangère parce que, malheureusement, c’est une façon de se faire respecter. Mais si on analyse cela d’un point de vue économique, c’est dangereux : plus un pays se replie sur lui-même, plus les fausses bonnes idées prennent corps, en particulier parce qu’on peut croire que telle ou telle production non économique peut se substituer à une autre de façon définitive. Malheureusement l’expérience historique démontre que les pays qui s’enferment sur eux-mêmes finissent par laisser la place aux militaires qui, de ce fait, viennent à suppléer les besoins civils – ce qui se termine souvent par un échec. Il y a donc là un vrai danger. Le Font National, en France, préconise ce genre de solution qui est, je le répète, dangereuse.

Certains aspects du projet de M. Trump ne vont pas non plus dans le bon sens. Par exemple en ce qui concerne sa campagne anti mexicaine qui ne porte pas sur l’immigration (qui est un souci plus général) mais sur les produits fabriqués au Mexique.

Personnellement, par tradition et par conviction, je suis pour la plus grande liberté donnée aux individus d’aller où ils veulent mais il faut reconnaitre qu’avec la facilité des transports humains d’aujourd’hui et avec la proximité du monde entier nous nous trouvons confrontés à une immigration tellement massive qu’elle peut devenir pour certains difficilement supportable : c’est triste mais c’est la réalité. C’est pourquoi je pense que la réaction protectionniste, tant au niveau européen qu’américain, n’est pas dénuée de bon sens.

Cependant aux Etats-Unis je répète que M. Trump fait fausse route en s’attaquant à l’immigration mexicaine : elle n’existe plus ! Certes il y a, à travers le Mexique, une émigration d’Amérique centrale mais, en analysant les chiffres de l’émigration mexicaine vers les Etats-Unis nous constatons que celle-ci est très faible. D’autant qu’elle est contrebalancée par un retour au pays d’un certain nombre de Mexicains.

Toutefois lorsque l’on sait que 14 millions de personnes sont non déclarées et non admises officiellement aux Etats-Unis on peut comprendre que cela soit irritant et problématique ; même si les Etats-Unis ont une capacité d’absorption de la population très grande – et qui est liée au fait que chacun est particulièrement fier d’être américain.

Cette fierté est malheureusement trop souvent absente en France. Je pense qu’il faudrait modifier un peu cet état d’esprit car ma petite connaissance du monde des immigrés (j’ai notamment aidé à monter des projets économiques dans certains quartiers autour de Paris) m’amène à penser qu’il y a souvent davantage une fibre patriotique dans ces quartiers difficiles plutôt qu’ailleurs. Cette fierté nationale n’est pas générale et, malheureusement, les exemples de fierté sont trop peu nombreux – d’autant que lorsqu’ils se manifestent ils génèrent une défiance qui ne va pas disparaître. La présence de millions d’immigrants en France, souvent présents depuis longtemps, entraînant des réactions problématiques de la population qui, malheureusement, font le jeu de partis politiques tels que le Front National.

Pour conclure sur votre question je pense que nous entrons dans une période de relatifs bouleversements techniques et politiques ; c’est toujours difficile de s’y faire mais, à la vérité, on y arrivera !

 

Américains et Français ne doivent-ils pas d’abord retrouver des valeurs qui les structurent ?

Oui. C’est un peu différent entre les deux pays car aux Etats-Unis la capacité d’identification au pays et à la Nation est plus forte qu’en France. C’est pourquoi c’est encore plus difficile en France. Je constate, avec le sourire bien que cela ne prête pas à rire, que les situations de quasi-émeute dans certains quartiers sont le fait de Français. Ils font comme tout le monde puisqu’il y a des manifestations sans arrêt et pour n’importe quel motif. L’exemplarité manque dans notre pays et c’est bien cela qui est le plus embêtant.

Aux Etats-Unis il y a un phénomène fondamental qui existe : pour la première fois le nombre de naissances d’origine non européenne constitue la majorité des naissances. Et par conséquent l’Américain tel qu’on le voit, tel qu’on le connaît, tel que le cinéma nous l’a montré se sent relativement menacé. Cela explique une réaction similaire à celle de la France, certes moins générale et moins forte que dans l’Hexagone parce que ces gens s’intègrent beaucoup mieux. Cette intégration réussie s’explique en partie parce que leur culture est moins différente : la culture musulmane, telle que nous la vivons en France, est plus difficile à intégrer que la culture catholique mexicaine. C’est un hasard de la géographie.

 

On a l’impression que les Etats-Unis, comme la France, perdent leur leadership au niveau mondial et en particulier par rapport à la Chine et au Moyen-Orient.

Le mérite du président Obama a été de reconnaitre que les Etats-Unis étaient sans doute la principale puissance au monde mais qu’elle n’était plus le leader mondial. Et la population américaine lui en veut pour cela.

L’exemple russe est frappant : voilà un pays qui a perdu beaucoup de territoires, qui subit une crise économique et qui a les mêmes problèmes d’immigration que les autres pays mais qui, du fait du raidissement de son dirigeant, a retrouvé sa fierté. Et je pense que M. Trump fera de même et qu’il y arrivera. Autrement dit, même en période de relatif déclin les pays peuvent être fiers d’eux-mêmes.

Concernant notre pays il n’y a aucun doute qu’il y a un problème d’éducation nationale – que je connais mal puisque je n’ai plus d’enfants de cet âge-là. Il me semble que l’on n’inculque plus à l’école la fierté d’être français. Cette qualité (que j’éprouve très fortement parce que, bien qu’habitant à l’étranger, je me suis toujours considéré comme français et fier de l’être) me semble tout à fait possible à atteindre à condition d’essayer. J’ai l’impression qu’on a renoncé à essayer de donner aux gens, et aux jeunes en particulier, la fierté d’être français.

Il y a très certainement une révolte contre cet état de fait qui se manifeste aujourd’hui. A la fois avec M. Fillon mais aussi avec le Front National (et c’est bien là le seul mérite que je pourrai reconnaitre à un parti politique que je condamne vigoureusement par ailleurs).

Le manque de fierté nationale ne vient-il pas du manque de reconnaissance de leurs élites par le citoyen ?

La vérité c’est que la France ne s’est pas remise à la fois de la guerre de 14 – qui a tué trop d’hommes – et à la fois de la défaite de 40.

 

Ne croyez-vous pas qu’elle ne s’est pas non plus remise de la Révolution ?

Non je n’irai pas jusque-là. J’ai été élevé avec des sentiments républicains forts. Les chocs des guerres nous ont fait perdre le sens de la grandeur du pays. Et pourtant la France, vu de l’étranger, est extraordinaire parce que c’est véritablement – parmi tous les pays que je connais – celui qui est resté le plus fidèle à lui-même. La qualité des villes, des campagnes, des paysages, de la culture est vraiment unique au monde. Malheureusement nos concitoyens n’en ont pas une grande conscience. Aujourd’hui les Français se considèrent comme les autres ; il faut constamment s’excuser de beaucoup de choses. On a l’impression que notre spécificité est l’ennemie de notre unité. Quand comprendrons-nous que ce n’est que par la spécificité que l’on retrouve l’unité ! Cet abandon de la spécificité française va très loin. Prenons l’exemple d’un domaine qui m’est particulièrement cher : l’art. Presque toute la peinture française, à de rares exceptions près, a abandonné l’art français et préfère mettre en avant l’art allemand ou américain. Il faut chercher pour trouver ce qu’il reste de l’art français. Et cela n’est pas si ancien : dans les années 30 cette spécificité existait ; et même en 1950. L’art français a dominé le monde pendant plus de 200 ans et les gens en ont eu assez dans le monde entier. Cela ne me choque pas outre mesure mais ce qui me frappe c’est qu’en France on en a eu assez ! C’est dur à accepter… Je crois en l’art, d’autant qu’il joue un rôle important dans la mentalité de chacun. Aujourd’hui lorsqu’il y a une exposition en France il y a toujours beaucoup de monde pour venir la voir – ce qui n’est pas fréquent dans le reste du monde. Vous avez là une singularité française. Aux Etats-Unis il y a de très belles expositions sur des choses anciennes qui n’attirent pas les foules ; en France c’est l’inverse. Cela prouve que les Français sont attachés à l’art mais cela a été nié par l’Etat ; cela devrait être remis en valeur.

 

Comment se fait-il qu’en France il n’y ait personne qui puisse créer cette unité dont vous parlez ?

Le problème français est très difficile parce que la France a une majorité de privilégiés, liés aux avantages de remboursement de la santé, des frais familiaux, de l’éducation gratuite… Cela rend un sursaut difficile.

Nous sommes dans un régime démocratique ; pour se faire élire il faut affirmer la continuation de tous ces privilèges qui, en réalité, écrasent la Nation. Nous constatons qu’aujourd’hui 57 % de la richesse nationale est consacrée aux services étatiques, ce qui est le maximum mondial, avec le Danemark. Aux Etats-Unis ce chiffre atteint 35 %. Nous arrivons à quelque chose qui ne colle plus… Etant donné que l’immense majorité de la population bénéficie de ces avantages il paraît difficile d’entamer une révolution.

 

La France n’évolue-t-elle pas que par révolution ?

Oui, si vous parlez de révolution de la pensée ! Dans l’ensemble du monde les révolutions ont été des échecs. C’est un fait que la révolution russe a été un échec, la révolution française a été un échec. En Angleterre on est arrivé à des choses pas trop mal sans révolution. C’est pourquoi je pense que la révolution n’est pas une solution.

Je crois que cette révolution des esprits est en cours dans la mesure où il y a vingt ans la majorité de la population ne voyait pas les problèmes contrairement à aujourd’hui où elle en a conscience.

 

Pourquoi une partie de l’élite ne voit-elle pas ces problèmes ?

Elle ne voit pas ces problèmes parce que la plus grande partie de la soi-disante élite est constituée de protégés. Ce sont des gens qui vivent dans un système de protection : la protection des écoles, de la fonction publique… L’origine des élus vient de ces catégories et par conséquent ce sont les derniers à croire encore au système.

Toutes les élections à Paris, où les élites sont rassemblées, sont complètement différentes du reste de la France. Cela n’est pas nouveau. Je me souviens de la réaction de Monsieur Pompidou lorsque je lui avais dit combien il était extraordinaire d’être surpris par les réactions du peuple français ; « Ces réactions, c’est ce que nous appelons des élections ! » m’avait-il alors rétorqué. C’est ce qui me fait dire que les élections sont souvent des surprises pour le petit milieu de l’élite parisienne qui est véritablement trop déconnecté des réalités de notre pays.

En introduction de Financium, le rendez-vous annuel des directeurs financiers des 6 et 7 décembre derniers, Pascal Lamy disait que le politique reprenait le dessus sur l’économique. Croyez-vous à cela ?

Aujourd’hui le politique ne fait pas son métier ; la nature ayant horreur du vide lorsqu’il n’y a personne qui dirige c’est alors tout le monde qui le fait. Je suis très respectueux du monde politique : son pouvoir est grand. Je n’ai jamais oublié cela, modestement, en tant que banquier d’affaires : le pouvoir est fort et, jusqu’à un certain point, lorsqu’on ne fait pas partie du pouvoir il faut se garder de trop d’opinions politiques. Paradoxalement on le voit bien sous le quinquennat de M. Hollande : les facultés d’efficacité du pouvoir sont faibles. La division des esprits liée aux intérêts de la multitude des privilégiés fait régner l’immobilisme en France. Il y a quelques semaines je suis tombé sur un article que j’avais écrit pour Le Nouvel Observateur en 1974 : il n’y a pas un mot à modifier ! Cela prouve que rien n’a changé alors que notre société n’a cessé d’évoluer. La politique en France n’a pas bougé ! Il faut espérer qu’elle bouge. En tous les cas je crois qu’il y a un espoir. Le premier pas de la sagesse, c’est de se rendre compte qu’il y a un problème. Très franchement il y a 10, 15 ans, les gens ne savaient pas qu’il y avait un problème. Ceux qui l’annonçaient étaient considérés comme des hurluberlus, presque des fauteurs de troubles. Aujourd’hui l’inquiétude est réelle. Et d’ailleurs une de ses manifestations est le fait que les gens sont de plus en plus persuadés que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Dans nos pays c’est très nouveau car on a toujours pensé que le progrès continuerait. Si on entend par progrès l’ensemble des conditions permettant le progrès (tout ce que l’on peut faire c’est bien de réunir ces conditions) je crois alors que le niveau de vie peut continuer à augmenter, la santé publique peut continuer à s’améliorer. Et d’ailleurs dans les vingt dernières années le progrès a été massif. Selon les statistiques, le nombre d’individus au plus bas niveau de pauvreté dans le monde a changé radicalement : celui-ci est passé de milliards à quelques centaines de millions ; il y a eu un mouvement formidable ; ce n’est pas pour rien que les jeunes Français vont dans ces pays où le progrès est patent, même quand c’est horriblement difficile d’essayer d’aller faire quelque chose dans des pays aussi différents que la Chine. Oui nous sommes encore dans une ère de progrès !

Celui-ci s’est en partie déplacé, ce qui n’est pas illogique – d’autant qu’on le souhaitait ! Il y a quarante ans tout le monde vous disait : « espérons que le reste du monde ne sombre pas dans la misère » ; et bien non ! Notre monde ne sombre pas dans la misère : au contraire il s’améliore ! Du coup on se sent brimé bien qu’il n’y ait pas de raison fondamentale à cela. La France est un pays qui vit extraordinairement bien même si la misère d’une minorité est grande.

 

Croyez-vous à la puissance économique de la France et de ses entreprises ?

A mes yeux il ne faut pas tout mélanger parce que ce qui est important c’est ce qui se fait en France, pour la France. Les entreprises françaises peuvent se développer où elles veulent ; beaucoup de grandes entreprises françaises sont aujourd’hui des entreprises qui n’ont de français que leur direction, et encore. Je ne critique pas, c’est un fait. Mais ce qui compte pour la France c’est ce que l’on fait en France. Dans l’Hexagone on peut commencer une entreprise, il est beaucoup plus difficile de la continuer. Il y a eu quelques erreurs fondamentales ; par exemple lorsque les retraites par répartition ont été instaurées on a supprimé une source de financement majeure pour l’économie française. Les fonds de pension dans les autres pays sont « le » capitalisme national : en Hollande, aux Etats-Unis, en Angleterre ; en France cela n’est pas le cas : ça manque !  Si on ajoute à cela le départ de quasi toute la classe possédante on voit bien que, du coup, le capitalisme français est anémique. Force est de constater que sans capitalisme c’est extrêmement difficile de développer la France. Cependant elle survit, et d’une belle façon. A mes yeux cela est dû à la qualité de ses dirigeants industriels et financiers. Car les dirigeants d’affaires en France sont de très bonne qualité, souvent même exceptionnels. Grâce à cela on a maintenu un niveau économique relativement satisfaisant. Mais pour aller plus loin, et de façon plus intense, on a besoin du capitalisme.

 

Finalement nous revenons à la question initiale du lien entre politique et structure de la société…

Oui !

 

Que pensez-vous du Brexit et de l’Europe ?

J’ai toujours été convaincu que les Anglais se retireraient de l’Europe…  Pour des raisons historiques. Les Européens n’ont plus eu confiance dans leurs gouvernements nationaux respectifs du fait de la Seconde Guerre mondiale. Les Français à cause de Vichy ; les Allemands à cause du nazisme ; les Italiens à cause des Fascistes ; les espagnols à cause du franquisme… Tous avaient des raisons de douter de la légitimité de leur gouvernement national. Les Anglais pas ! Ils n’avaient aucune raison de douter de la légitimité de leur gouvernement national qui avait été au-dessus de tout éloge pendant cette période. Grande différence ! Donc le Brexit ne m’a pas surpris MAIS il s’est passé beaucoup de temps et ce n’est plus ces questions historiques qui comptent, ni dans les pays qui ont été pro-européens, ni dans l’Angleterre qui, à la base, n’était pas pro-européenne. Le Brexit a été causé par une réaction nationaliste anti-immigrants du type de celle que l’on a décrit un peu partout. Mais qu’on se le dise : les Anglais ne sont pas encore sortis de l’Europe ! Sortir de quelque chose qui existe depuis déjà longtemps, avec des liens multiples et variés, n’est pas une mince affaire… Je ne sais pas comment les Anglais vont y arriver.

 

Pascal Lamy disait également en ouverture de Financium qu’il fallait revoir 8 000 lois en Angleterre pour permettre au Brexit de se réaliser.

C’est tout à fait infernal !

Personnellement je suis profondément européen. D’abord parce que l’Europe existe. Pour moi il suffit de se promener un peu en Europe pour avoir conscience qu’on ne change pas radicalement de civilisation d’un pays à l’autre. Quand on va en Hollande, en Belgique, en Allemagne, en Espagne, en Italie on sait que l’on est en Europe. Ce n’est pas quelque chose d’inventé, c’est un phénomène humain qui est profond. Ne pas le reconnaitre me semble une aberration. D’autre part les échanges inter-européens sont extraordinairement importants. Si on interrompait ces échanges dans les pays d’Europe cela serait catastrophique.

Mais l’Europe s’est développée d’une façon curieuse parce qu’en fait on a développé une espèce d’administration, relativement indépendante de tout, qui a créé des règlements et des règles dont certains sont compliqués et d’autres inutiles, voir même nuisibles.

D’autre part et du fait, je dois le dire, des Anglais et des Américains on a ouvert l’Europe trop vite. Parce que conduire une Europe à 28 c’est une gageure, c’est quasi impossible – d’autant que beaucoup de décisions doivent être prises à l’unanimité.

Je suis pour l’Europe et je suis également partisan de repenser l’Europe. Il va falloir à la fois plus de décentralisation et, paradoxalement, plus de centralisation pour arriver à faire quelque chose de cohérent et de tolérable.

Je suis sûr que l’on y arrivera parce que nous sommes tous Européens !

La division de l’Europe en pays de petite ou moyenne taille ne tient pas la route, et ne répond pas à une vérité objective sur l’existence de l’Europe. C’est pour cela que je suis tout à fait d’accord avec l’attitude française de refuser le statut européen à la Turquie parce que ce n’est pas l’Europe – c’est simple et ce n’est pas plus compliqué que cela ! Car si on accepte la Turquie pourquoi ne pas accepter l’Iran ?!

On entre dans une période de refondation de l’Europe et je ne suis pas certain qu’il y ait un grand enthousiasme à cela. Mais ce dont je suis sûr c’est qu’il y a une grande peur à sortir de l’Europe. Et si le Front National n’a pas aujourd’hui la majorité absolue en France c’est précisément parce qu’il préconise de sortir de l’Europe – et cette idée est une aberration !

 

L’Europe ne manquerait-elle pas d’une structure et d’un président, tel que le préconisait le président Giscard d’Estaing ?

Oui mais à condition qu’il n’ait pas de pouvoir ! Car nous ne sommes pas prêts de renoncer au pouvoir national. Je ne suis pas contre cette idée mais je ne crois pas à un gouvernement unifié de l’Europe ; je crois plutôt à quelque chose qui se rapprocherait d’une confédération.

 

Quelle vision avez-vous sur le reste du monde, en particulier la Chine et le Moyen-Orient ?

Je ne suis pas un expert de la Chine. C’est un pays qui a réussi un développement extraordinaire. Il est parvenu à faire monter le niveau de vie, en particulier de la partie côtière du pays, mais qui connaît également un certain nombre de difficultés internes dont on mesure mal l’importance et qui, par conséquent, sont inquiétantes. C’est aussi un pays qui donne des signes de nationalisme très grand, en particulier contre les sociétés étrangères qui ont, de plus en plus, du mal à s’y installer durablement. Quand elles sont utiles dans une période de développement on les laisse se développer pour, après, les empêcher d’aller plus loin. Si nous sommes dans une vague de nationalisme, les Chinois sont des avant-gardistes dans ce domaine. En plus il y a des choses qui ne sont pas très compréhensibles comme, par exemple, ces essais en mer de Chine dont on ne connaît pas les raisons : est-ce une politique d’expansion, est-ce pour satisfaire les militaires… ? On est tout de même un peu inquiet.

En ce qui concerne le Moyen-Orient il faut d’abord reconnaître qu’il a perdu de son importance.

La grande force économique du Moyen-Orient était le pétrole. Après nous avoir dit qu’il n’y aurait plus de pétrole, aujourd’hui nous en trouvons aux Etats-Unis, au Canada… Par conséquent l’importance du Moyen-Orient a beaucoup décru. Ensuite, il faut admettre que le monde occidental y a fait beaucoup de dégâts, en particulier en supprimant deux dictateurs sans les remplacer. Et je ne parle pas de l’Afghanistan – pays plus lointain. Que ce soit en Lybie ou en Irak les échecs de la politique occidentale sont patents. En Syrie, la politique occidentale allait dans le même sens : on s’apprêtait à renverser un gouvernement sans le remplacer – ce qui aurait entrainé une explosion régionale. C’est en train de se retourner, en particulier lorsqu’on voit la position de M. Trump ou de M. Fillon – beaucoup moins agressifs vis-à-vis de la position russe que ne l’est le gouvernement français d’aujourd’hui, en tête d’un mouvement anti gouvernement syrien avec les Etats-Unis. De plus, la résurgence de l’Iran, isolé pendant longtemps, rend le conflit potentiel chiite/sunnite beaucoup plus fort.

Je pense que le grand gagnant dans cette affaire est Israël. Car au lieu d’être environné à 100 % par des ennemis, cette nation est entourée de pays soit qui n’existent plus soit qui se disputent entre eux. Cela ne durera peut-être pas toujours mais c’est un grand cadeau qui est fait à Israël. Avec, en plus, un support renforcé de la part de M. Trump – plus encore que précédemment, y compris avec la probable reconnaissance de Jérusalem comme capitale.

Le Moyen-Orient est devenu en réalité un problème local. Je pense que nous nous dirigeons vers une époque où cette zone n’intéressera plus grand monde.

 

Le Moyen-Orient ne serait-il pas en train de devenir une puissance « morale » ?

Non, car ils sont profondément divisés ; la bataille chiite/sunnite est terrible. Qui gagne ? Personne. Il ne faut pas confondre Moyen-Orient et islamisme – ce qui est bien différent. Le côté terroriste des islamistes ne répond pas, du reste, au désir profond des populations locales. Je connais un peu ces pays qui sont plutôt à plaindre (les gens essaient de vivre) et je ne crois pas à une victoire de l’islamisme radical ou du califat. Cela, je n’y crois pas.

 

Et votre vision sur l’Afrique ?

Ma vision sur ce continent n’est pas claire parce que l’on nous raconte que l’Afrique est en plein progrès, ce qui est vrai pour certains pays comme le Kenya, l’Ouganda ou la Côte d’Ivoire. Mais ce n’est pas une renaissance panafricaine. Ils ont un problème qu’ils n’ont pas encore maitrisé : la population. Celle-ci a changé du tout au tout dans le monde : le Japon se dépeuple, la Chine va se dépeupler, l’Europe se dépeuple (à l’exception de la France), les Etats-Unis ne se dépeuplent pas. Il y a aujourd’hui plus de pays qui se dépeuplent que de pays qui se peuplent, à l’exception de l’Afrique. Même au sein de l’Afrique, d’ailleurs, il y a des exceptions : au Kenya, par exemple, le chiffre des naissances baisse considérablement. J’ai un raisonnement très économique sur les naissances. Il est logique que dans les pays très pauvres les gens aient beaucoup d’enfants : c’est le seul moyen de survivre quand on est vieux. Il est également logique que lorsqu’un pays s’enrichit le coût des enfants implique une diminution des naissances. A mes yeux ce n’est pas beaucoup plus compliqué que cela. Les chiffres d’augmentation de la population africaine sont un peu terrifiants… Une autre attitude me choque en Afrique : la façon de considérer sa fortune comme étant liée au pouvoir, et non pas fonction de la création de richesse. Tant que cela ne changera pas je ne crois pas au développement fulgurant de ce continent. Et cela ne suffit pas d’avoir fait des études à l’étranger (Harvard ou autre) ; il est indispensable que ces élites ne règnent pas, car cela n’incite pas au progrès économique. Je suis intimement persuadé que ce continent se développera mais je ne crois pas que ce soit pour demain.

 

En conclusion êtes-vous optimiste ?

Oui, fondamentalement, je suis toujours optimiste. Le monde va continuer à progresser ! 

 

Ce texte est la version longue d’un article publié dans le numéro de janvier 2017 de finance&gestion.