Les pères fondateurs de l’Europe, s’appuyant sur leurs convictions pacifiques et les conclusions de Samuelson, ont considéré que l’homogénéisation des territoires serait un garant de la paix et de la prospérité économique. L’Europe n’est pas au bout du chemin : en cas de choc asymétrique, et contrairement aux résultats classiques de la théorie de l’échange international, les politiques communautaires actuelles se révèlent inefficaces, comme le montrent les crises grecques, irlandaises et portugaises et dans une certaine mesure et a contrario l’exemple allemand : une parfaite mobilité du travail (qui est purement théorique) assurerait un coût salarial horaire unique et donc empêcherait- en principe- les distorsions de compétitivité. Aujourd’hui, les entreprises d’Allemagne ressentent des restrictions à l’embauche de certaines classes de travailleurs. Ce qui pousse à la hausse leurs couts salariaux et donc corrige à la baisse leur avantage compétitif par rapport disons à l’Espagne. Avec une circulation parfaite du travail, les travailleurs européens afflueraient en Allemagne. Ce qui renforcerait l’effet d’agglomération dont bénéficie l’industrie allemande tout en faisant à nouveau baisser leurs salaires et théoriquement augmenter les revenus des travailleurs grecs, portugais et d’autres. Mais l’abaissement des salaires payés outre-rhin, renforcerait la compétitivité allemande et diminuerait celle des pays en difficulté. S’il ne s’agit pas d’un cercle vicieux, cela y ressemble, sauf à en sortir, par (i) une évolution des parités monétaires entre les pays supportant ce déséquilibre, par (ii) une modification des conditions d’application du Traité d’Union européenne voire du Traité lui-même ou par (iii) la baisse des salaires nominaux – c’est ce que sont en train de faire la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, – et une mobilité des travailleurs entre les régions.

Si le fédéralisme budgétaire qui assure une redistribution financière entre les territoires est insuffisant, la mobilité du facteur « travail » sur le territoire de l’Union, qui permettrait en temps de crise de répartir le chômage, n’est pas encore une réalité puisque (i) seuls 2% des travailleurs européens vivent et exercent un emploi dans un autre État membre que le leur et que (ii) l’Union européenne souffre d’un taux de chômage structurel relativement élevé. Le FMI a montré que les situations de chocs asymétriques étaient plus courantes dans l’Union européenne qu’aux États-Unis, en raison d’une plus grande spécialisation et hétérogénéité des régions. La différence fondamentale entre les deux zones réside dans la nature de cette réponse : alors qu’aux États-Unis le marché du travail est suffisamment souple et étendu géographiquement pour être très réactif et absorber les chocs, en Europe, c’est par l’exclusion et la mobilité infranationale qu’ils se résolvent, en tentant d’éviter une polarisation géographique de l’espace économique européen qui ne joue plus nécessairement à l’avantage de l’Europe du sud, et qui, s’il on n’y prend pas garde, pourrait être assez dangereuse à terme pour le projet européen lui-même.

De nombreux travaux montrent que, lorsqu’une zone est touchée par le chômage, les travailleurs ayant perdu leur emploi cherchent d’abord du travail dans leur région, avant d’élargir leurs recherches au niveau national et les plus fragiles sortent du marché du travail : certains partent en préretraite, les femmes se retrouvent à mi-temps, etc. L’Europe absorbe ses hausses de chômage par l’exclusion : c’est une solution aux conséquences sociales très douloureuses. Elle conduit à une fragilisation des marchés intérieurs, une pénalisation des finances publiques et une fragmentation des économies européennes, une montée de nationalisme et de xénophobie…

En Espagne par exemple, où les régions sont très autonomes les unes par rapport aux autres, le taux de chômage s’explique en partie par une faible mobilité interrégionale. Dans un contexte où les politiques publiques mises en place face aux mutations économiques et aux chocs se limitent donc aux frontières nationales où la gestion de la mobilité des travailleurs reste une compétence principalement exercée par les Etats sur leur propre territoire, changer de région et a fortiori de pays constitue une sérieuse difficulté. Or, en gérant les conséquences sociales d’un choc au niveau national, les pays se condamnent à un chômage structurel élevé et tout laisse craindre que la zone euro ne pourra pas tourner la page de la crise actuelle sans repenser sa politique de mobilité des travailleurs.

Le fédéralisme ne se résume pas aux seuls aspects budgétaires : une zone monétaire a besoin de mécanismes stabilisateurs autres que financiers. Les deux principaux facteurs d’équilibre sont la mobilité des travailleurs et l’intrication des économies. Dans les zones monétaires particulièrement vulnérables aux crises asymétriques, c’est-à-dire ne touchant qu’un seul pays ou groupe, un élément de solution réside dans la capacité de l’ensemble à opérer les bons transferts : un travailleur licencié dans une région doit pouvoir trouver du travail ailleurs; une entreprise en difficulté doit pouvoir trouver de nouveaux clients ailleurs, etc.
L’Union européenne a fait un effort considérable pour harmoniser les pratiques sociales au sein des États membres et il est raisonnable de penser que d’ici quelques années il ne subsistera quasiment plus de freins légaux à la mobilité des travailleurs au sein de l’espace communautaire. Cependant, très peu de travailleurs envisagent de changer de pays, même s’ils se retrouvent au chômage. Pourquoi un tel contraste ?

Une partie de la réponse réside dans la distinction entre possibilités légale et réelle de mobilité. Il n’y a pas ou peu d’obstacles juridiques ou légaux apparents à la mobilité. Mais les freins sont ailleurs: dans la réalité vécue par les salariés. Certes, les différences entre les législations continuent de peser, comme le montre un rapport du Sénat français :  » même si les droits à l’assurance sont conservés, si l’installation dans un autre État membre se traduit par une moindre indemnisation en cas de chômage et si les conditions d’octroi sont plus sévères, si l’âge de départ à la retraite est plus élevé, si les transferts sociaux, au sens large, lui sont plus défavorables ailleurs, le travailleur peut préférer rester dans son pays d’origine « . Du côté des entreprises, les problèmes, bien connus à l’échelle nationale, existent au niveau européen entre deux candidats, un employeur pourra préférer celui dont il se sent le plus proche parce qu’il parle la même langue avec le même accent, celui dont il comprend rapidement le niveau de diplôme, celui pour lequel il ne devra pas faire de démarche particulière, etc. La mobilité des travailleurs est plus facile chez ceux qui sont hautement qualifiés, que ce soient la portabilité des diplômes de l’enseignement supérieur, les ressources financières disponibles pour déménager, ou les facilités faites par les entreprises, tout concourt à les rendre nomades. Or, ce sont précisément les travailleurs les plus qualifiés qui génèrent le plus d’emplois : une région meurtrie qui les verrait partir s’en trouverait d’autant plus mal. En favorisant la mobilité de la frange la plus privilégiée de la population en âge de travailler, on risque d’aboutir à l’inverse de l’objectif de stabilisation recherché, d’accentuer les inégalités entre les régions et de mettre l’Union en danger.

Chacun perçoit que la crise actuelle n’est pas qu’économique et financière. L’Europe de l’éducation et de la culture doit fixer, lors d’une révision nécessaire de l’agenda de Lisbonne (*), des objectifs et des obligations de résultat, aussi contraignants que ceux prévus au plan économique par le Traité d’Union européenne. Et il faut favoriser l’évolution des esprits bien au-delà du programme ERASMUS et de ses équivalents. Une preuve qu’il reste du chemin à parcourir ? Selon la Fondation Dublin (**), « ce sont avant tout les inquiétudes concernant la perte des contacts avec la famille et les amis qui expliquent la faible mobilité des Européens (***).

 

(*) Agenda qui reprend des objectifs d’efforts budgétaires en matière de recherche et d’enseignement supérieur

(**) European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions
(***) Et la France n’est pas la mieux placée en cette matière: si les associations de Cantalous et de Bretons sont actives à Paris, les Parisiens du Cantal ou de Bretagne semblent moins présents en régions