Certaines réformes vont probablement réussir à passer lors du sommet européen de juin : augmentation de capital de la Banque européenne d’investissement, project bonds pour certains projets d’infrastructure et accélération des déboursements des fonds structurels, c’est-à-dire trois mesures proposées par le candidat François Hollande pendant la campagne présidentielle. Une réforme plus majeure pourrait avancer, celle d’une régulation bancaire à un niveau européen, ce qu’on appelle l’ « union bancaire ». Ces réformes sont utiles, mais loin d’une réponse à la menace du jour, celle d’un éclatement de la zone euro.

 

Revient donc tant et plus sur la table l’idée d’obligations européennes ou eurobonds, c’est-à-dire d’émissions d’emprunts par les États de la zone euro bénéficiant de la garantie conjointe et solidaire de tous les États membres.

 

Le gouvernement allemand refuse cet instrument. A-t-il tort ? Pas forcément. Les eurobonds n’aident pas sur la durée à remédier aux déficiences des mécanismes monétaires de la zone euro, sauf, mais nous en sommes loin, dans une Europe unie fiscalement et donc politiquement. C’est pourquoi le gouvernement allemand désigne les eurobonds comme l’aboutissement d’une intégration économique plus poussée et non comme un préalable à cette intégration.

 

Les eurobonds comportent deux avantages, le premier décisif dans la crise actuelle : 1) les émettre ré-ouvre les vannes du financement aux pays en crise de liquidité ; 2) leur mécanisme de mutualisation permet de créer un marché obligataire profond et liquide. Les tenants des eurobonds ont raison de souligner que le gain en liquidité effacera probablement en grande partie le surcoût de financement que subirait l’Allemagne à cette occasion.

 

Mais le défaut se perçoit immédiatement : une dette mutualisée signifie un taux d’intérêt unique. On institutionnalise le fait que l’Espagne ou la Grèce ou la France se financent exactement aux conditions de l’Allemagne. On enlève donc de la régulation du système une variable clé d’ajustement (quand, faut-il le rappeler, on a déjà supprimé par construction l’ajustement par les taux de change).

 

Pourquoi l’ajustement par les taux est-il utile ? Dans un système de taux de change fixes (hors zone monétaire), un pays ne peut avoir un découvert de balance commerciale qu’à hauteur de ses réserves de devises (ou d’or, dans le cas de l’étalon-or). Quand il en a épuisé le stock, il doit emprunter à l’extérieur, et le taux d’intérêt s’élève pour traduire ce déficit et la hausse de la prime de risque du pays. Ce mécanisme est normalement stabilisateur. La hausse du taux d’intérêt réduit la demande interne et exerce une pression à la baisse des prix, ce qui pousse vers le bas les importations et vers le haut les exportations. Symétriquement, le pays en excédent gagne en coût de financement, ce qui normalement accroît la demande interne au détriment du solde commercial. La zone euro sans force de rappel oublie ce mécanisme stabilisateur et le pays dépensier voit sa compétitivité s’éroder tendanciellement en même temps qu’il bénéficie d’un financement illimité, mécanisme qui s’arrête quand les anticipations se retournent. Les garde-fous du pacte de stabilité fondateur de l’euro (dette et déficit budgétaire limités resp. à 60 % et 3 % du PIB) sont des tigres en papier. Le taux de change est l’autre variable d’ajustement, beaucoup plus efficace dans ses effets, parce qu’il joue immédiatement sur la compétitivité du pays (du moins à court terme, avant que l’inflation importée érode ce gain). Mais il disparaît par définition dans une zone monétaire. C’est donc sagesse de ne pas se priver du jeu stabilisateur du taux d’intérêt.

 

Cette stabilisation par les taux d’intérêt joue forcément de façon boiteuse dans une situation de crise ouverte comme celle que nous connaissons. En raison des anticipations d’éclatement de la zone euro, l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande subissent aujourd’hui des taux d’intérêt abusivement élevés sur leur dette souveraine et l’Allemagne, pays refuge, abusivement bas. Et pour autant, les taux de refinancement bancaire auprès de la BCE restent les mêmes. Le financement des États du Sud est bloqué, mais le financement du secteur privé se poursuit à plein et avec des conditions de taux inchangés : par le mécanisme monétaire propre à la zone euro, c’est aujourd’hui la Bundesbank qui accumule des créances (pour un montant cumulé à ce jour de l’ordre de 500 Md€ !) sur la BCE qui prête aux banques centrales espagnole, portugaise et grecque (par le mécanisme dit Target 2 de compensation entre banques centrales). On prive les États de financements, mais pour autant le mécanisme de correction du déficit de balance commerciale ne joue pas !

 

Il faut donc conserver la force de rappel des taux d’intérêt. Pourquoi masquer le bon signal donné aux dirigeants du pays et aux forces de marché de la nécessité d’un rééquilibrage ? Une solvabilité dégradée, c’est souvent des comptes extérieurs en déséquilibre (cas de l’Espagne, de l’Irlande, et à un moindre degré de la France lors de la crise présente) ; ou bien d’un budget national en trop grand déficit (cas de la Grèce ou du Portugal) ; ou bien d’un niveau de dette publique (Grèce ou Italie) ou privée (Espagne, Irlande) trop élevé. Il en irait autrement dans une zone euro arrivée à maturité, c’est-à-dire ayant accepté une communauté fiscale entre États membres, de préférence démocratiquement.

 

Le taux d’intérêt de facto unique – et calé au plus bas – dès la naissance de l’euro (par aveuglement collectif des marchés et absence d’une gouvernance appropriée) qui a entraîné la bulle dépensière des pays du Sud. La force de rappel manquait. Il y avait même amplification du côté de l’offre de financement : il fallait bien – comptablement – trouver un débouché aux excédents de balance courante de l’Allemagne. Et il était rationnel que ces excédents s’investissent prioritairement dans les pays du Sud, puisqu’ils étaient – en théorie – à l’abri du risque de change[1].

 

Il ne faut donc pas qu’un mécanisme insatisfaisant à moyen terme, les eurobonds, soit convoqué pour régler une crise de court terme, si grave soit-elle. Certains fédéralistes en sont conscients, mais jugent que l’introduction des eurobonds forcera à réaliser l’Europe fiscale (et politique) qui va avec. Mais ce saut en avant, cette façon toujours recommencée de brûler ses vaisseaux, sont-ils encore acceptés par les opinions publiques européennes ?

 

D’autant qu’il existe d’autres solutions d’ordre obligataire à la crise ouverte du moment. La plus intéressante est avancée par le Groupe des conseillers économiques du gouvernement allemand. Il s’agit d’un eurobond sur la dette passée plutôt que sur la dette future, à savoir un emprunt conjoint et solidaire de remboursement de la dette européenne existante. Selon cette proposition, toute la dette « excessive » des États, c’est-à-dire celle qui aujourd’hui dépasse les 60 % (par exemple) du PIB pour chacun des pays de la zone, ferait l’objet d’un refinancement obligataire en une fois garanti solidairement et remboursé sur les 20 ans à venir. En quelque sorte, un « eurobond- arrière » plutôt qu’un « eurobond-avant ». Pour le futur, on revient à des emprunts émis séparément. On reconnaît ici ce qu’avait décidé Alexandre Hamilton lorsque les États des tout jeunes États-Unis ont dû assumer la dette occasionnée par la guerre d’indépendance contre le Royaume-Uni.

 

Cette solution avantage les pays les plus endettés, Grèce ou Italie, ce qui est parfaitement sain. On peut juger qu’elle n’est pas parfaite, puisque l’Espagne, dont le gros de l’endettement est privé, ne bénéficierait pas de la solution à la mesure de ses problèmes. C’était avant la contrainte de refinancement de son secteur bancaire qui va à nouveau grever ses comptes publics.

 

Cette proposition ressemble à l’alternative proposée initialement par Jakob von Weizsäcker et Jacques Delpla, (« The Blue Bond Proposal », Bruegel, 6 mai 2010). Mais elle en diffère toutefois radicalement. Les Blue-bonds sont conçus comme un mécanisme permanent, à valoir pour le futur. On émet ici un emprunt paneuropéen qui ne serait tirable par un pays qu’à hauteur de 60 % de son PIB, tout dépassement devant être financé par un emprunt subordonné du pays, aux conditions de marché. En période normale, on retombe sur la disparition de l’ajustement par le taux d’intérêt ; en période de crise, quand le seuil de 60 % est franchi – et il l’est largement – on retombe dans les errements actuels pour secourir le pays quand les taux d’intérêt subordonnés explosent et que la liquidité se dérobe.

 

On rapporte cet échange de télégrammes entre les états-majors allemand et autrichien pendant la première guerre mondiale. Les Allemands avaient envoyé un télégramme disant : « Chez nous, la situation est sérieuse, mais pas catastrophique ». Les Autrichiens (l’Europe du Sud ?) avaient répondu : « Chez nous, la situation est catastrophique mais pas sérieuse » !

 

 

 


[1] Les banques européennes ont joué un rôle important dans cette distribution d’épargne vers les pays du Sud. Notamment les banques françaises. L’ironie est triste : c’est parce qu’elles avaient les meilleures positions en trade finance qu’elles ont occupé le gros du marché du crédit vers ces pays. D’où le paradoxe de banques françaises avec une exposition plus forte que les allemandes sur la Grèce (et assez comparable sur les autres périphériques) alors que les excédents commerciaux vers ces pays sont de façon écrasante allemands et non français ! Schadenfreude, comme disent les Allemands : les banques allemandes ont davantage que les françaises participé à l’orgie des subprimes et au financement du shadow banking des États-Unis.