Aujourd’hui, le marché publicitaire numérique mondial, à savoir les pubs reçues par toute personne naviguant sur Internet, est de l’ordre de 450 Md$. Trois acteurs, Google (Alphabet), Facebook (maintenant Meta) et Amazon s’en partagent 70%. Pourquoi un tel succès ? Parce que ces nouveaux opérateurs publicitaires rendent un service précieux aux annonceurs, celui d’un ciblage plus précis de leurs acheteurs potentiels. Cette capacité leur vient des myriades d’informations collectées sur chacun des usagers d’Internet. Et des informations parfois extrêmement privées.

Ce ramassage se fait à l’insu des usagers, dès qu’ils utilisent un site appartenant à l’un des trois gros, ou plus encore indirectement en consultant tout autre site qui sera à proprement parler espionné par l’un des acteurs dominants, ou par des intermédiaires, en fort développement aujourd’hui, qui collectent et revendent en gros ces données aux opérateurs publicitaires (ceci aux États-Unis, la législation européenne rendant plus difficile cette activité de grossiste).

Il y a là un volet éthique et juridique qui est l’usage d’informations privées sans le consentement des personnes, ce qu’on peut appeler la « privacie » pour reprendre utilement un mot latin au travers de l’anglais. Le point est bien soulevé par Jérôme Cazes dans R !, ce nouveau site à suivre dont la thématique centrale est l’intérêt collectif. Une législation, RGPD en Europe, se met progressivement en place pour permettre aux usagers de reprendre quelque peu le contrôle de ces données, à savoir pour le moins autoriser ou pas leur utilisation ou leur transmission à des tiers. Cela peut se faire site par site, via une démarche que beaucoup de ces sites rendent assez pénible, ou en bloc, si l’opérateur internet ou du terminal mobile (Apple dans le cas précis) organise l’option de blocage à son niveau.

Mais il y a aussi un volet économique. Si ces données ont une valeur, ne peut-elle être récupérée d’une façon ou d’une autre par l’usager ? Or, elles ont bien une valeur. Je l’estime rudimentairement à 1,3 Tr$ (encadré), uniquement s’agissant des intermédiaires qui collectent les données, type Facebook. On ne compte pas le gain pour l’annonceur qui, cernant mieux l’individu consommateur, peut extraire de lui une rente accrue par discrimination tarifaire (sans nier en retour que ce ciblage peut apporter une meilleure information au potentiel client).

Une enquête a été faite par le Project Liberty demandant à un échantillon de personnes leurs vœux en matière de communication de données : 60% préfèrent les garder privées, mais 23% seraient prêtes à les livrer, sous conditions, moyennant une rémunération. Voir ici article du Wall Street Journal.

Question : y a-t-il un moyen de capter cette rente en la rendant à leurs propriétaires ?

 

Encadré : un calcul sommaire de valeur

Google a une marge de 25% sur ses 46,1 Md$ de chiffre d’affaires du troisième trimestre 2021 ; Facebook de 37% sur ses ventes de 21,4 Md$ ; Amazon, qui est avant tout un marchand, de 3% sur ses 111 Md$ de ventes. Retenons une marge de 30%, soit 135 Md$.

Supposons enfin que la finesse du ciblage, c’est-à-dire l’information collectée gratuitement auprès des usagers permet d’accroître de 25% les ventes et les profits des opérateurs, et valorisons cela à un multiple de 40 fois. Cela donne un montant de 135 x 0,25 x 40 = 1,35 Tr$.

 

Plusieurs start-ups s’y emploient. Le Project Liberty est l’une d’entre elles. Il annonce :

« Reprenons le contrôle de nos relations et de nos données, et utilisons notre pouvoir collectif pour définir des normes plus élevées et plus saines. Ce contrôle commence par l’accaparement du « graphe social », à savoir la représentation numérique de nos relations en ligne qui régit la façon dont nous nous connectons, contribuons et consommons. En s’appropriant ce graphe social en tant qu’actif, les opérateurs sont devenues de facto les gardiens de nos interactions et récoltent les énormes bénéfices que génèrent nos données. »

L’idée est un peu floue, mais mérite d’être énoncée. Il s’agirait de créer, par des techniques de chaines de blocs, un dépositaire numérique à qui chacun des utilisateurs remettrait les données qui le caractérisent, ou la façon de les acquérir. Il indiquerait aussi à quels types d’institutions (publicitaires, agences sans but lucratif…) il entend en permettre l’accès, avec une tarification déterminée par le dépositaire. L’argent obtenu serait redistribué aux usagers. Au fond, il s’agirait d’un nouveau type de grossiste en informations numériques, mais sans visée lucrative propre et au bénéfice des usagers, interdisant un achat exclusif par les opérateurs. Project Liberty (qui n’est pas encore rentré en activité) complique un peu plus les choses en retenant une structure de chaine de blocs, qui ralentit le fonctionnement du réseau et en alourdit les coûts, et qui paie ses utilisateurs en jetons numériques (tokens). Tout cela est bien incertain encore.

Car le hic évidemment est que le dépositaire doit être en même temps un réseau social, à l’égal des Instagram, Snap et autre Youtube. Or, ces réseaux sociaux sont déjà immensément retranchés. On en a eu une expérience lorsque WhatsApp a fait sa bourde de communication consistant à annoncer imprudemment que les usagers de son réseau s’engageraient, sous peine d’éviction, à remettre leurs données à Facebook. Facebook a quelque peu reculé, mais a pu s’apercevoir que l’hémorragie vers les réseaux concurrents, Signal ou Telegram, a finalement été minime. L’effet réseau est suffisamment fort pour avoir ligoté les usagers.

Il y a d’autres initiatives. Le réseau Brave (voir Brave Inc, coté en bourse) est sur le modèle de WhatsApp ou Signal. Avec cette différence qu’il propose à ses 42 millions d’utilisateurs à ce jour de leur reverser 70% des recettes collectées sur les messages qui leur ont été soumis lors de leur visite. Brave estime qu’un usager régulier pourra percevoir de 5 à 10$ par mois par un tel mécanisme. (On voit ici une supériorité de WhatsApp : l’information collectée sert aux autres réseaux de Facebook, à savoir Instagram et Facebook, laissant WhatsApp à peu près libre de publicités, mais transmettant toutefois les données de contact de ses utilisateurs.)

FourSquare Inc. (cotée) et Tapestri Inc (à but non lucratif) sont deux startups travaillant sur un modèle différent. Ils proposent à leurs clients ou partenaires de les laisser tracer leur parcours géographique, via les techniques GPS, et donc en particulier les magasins et lieux qu’ils sont visités. Voici une information exploitable par tout expert en data science, et qu’on peut revendre aux opérateurs publicitaires ou directement à des annonceurs. Certains usagers gagnent jusqu’à 15$ par mois, indique le président de Tapestri, qui peuvent être données, pour ajouter un supplément d’âme à la chose, à des associations caritatives.

Reklaim Ltd enfin, société canadienne cotée (slogan : Take back what’s yours !) propose un modèle inverse. L’usager de Reklaim s’inscrit sur le site qui, en retour, lui fournit toutes les marques d’intérêt que son réseau de correspondants, des annonceurs en général, ont pour lui, type « vous êtes noire, juive, de moins de 20 ans, vous intéressez X ». Là encore, quelques dollars à la clé.

Voici autant d’initiatives à suivre, quels que soient les doutes sur leurs chances de succès. Car l’information ciblée n’est pas en soi à rejeter. On le voit en regardant l’autre extrême du spectre des possibles : je suis collectionneur d’estampes japonaises ou intéressé par les romans de science-fiction ou je désire un compagnon de vie. Je suis intéressé à ce que tous les vendeurs ou acheteurs possibles d’estampes ou les éditeurs de science-fiction ou les compagnons possibles me connaissent et me fournissent en opportunités. C’est déjà ce que permet, imparfaitement, Instagram, Meetic ou autre. Offrir au monde Internet les quelques portes d’entrée sur ses centres d’intérêt est une voie à organiser davantage, que ce soit dans un modèle lucratif ou pas.

À une condition, que je contrôle les données qui sont de ma privacie.