Dans le monde tel qu’il est décrit dans les manuels de macroéconomie, la guerre des monnaies (ou guerre des changes) n’existe pas. En effet, selon la « parité des pouvoirs d’achat », les niveaux de compétitivité prix des différents blocs monétaires doivent converger. Dans un système de taux de change flexible, c’est le taux de change nominal qui doit s’ajuster. Dans un système de taux de change fixe, ce sont les prix. Les deux systèmes (fixes ou flexibles) ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients, mais aussi leur logique. Les changes flexibles peuvent déboucher sur une variabilité des parités monétaires qui peut obliger les entreprises à se couvrir contre le risque de dépréciation ou d’appréciation non anticipée. Les changes fixes obligent les pays qui y adhèrent à une grande flexibilité interne puisque les ajustements de compétitivité doivent se réaliser via les prix et donc les coûts (salariaux notamment). Mais dans les deux cas, à terme, les niveaux de compétitivité prix s’égalisent et les balances commerciales ne sont pas trop déséquilibrées. Voilà pour la théorie.

 

Le chaos monétaire actuel ne vient pas du fait que certaines zones se situent en changes flexibles (les Etats-Unis et la zone euro par exemple qui n’interviennent pas directement sur les taux de change) et d’autres en changes fixes (comme la Chine). Le chaos vient du fait que les pays à changes fixes ne respectent pas toujours la logique de leurs choix, alors que certaines zones à changes flexibles (la zone euro pour être direct) ne disposent pas ou n’utilisent pas d’outils de rétorsion monétaire.

 

Prenons la Chine par exemple. Ce pays qui exporte massivement en changes fixes devrait voir ses prix augmenter progressivement et perdre ainsi en compétitivité. En effet, les réserves de change accumulées par le pays devraient donner lieu à une création monétaire inflationniste. Ce n’est pas le cas car la Banque centrale chinoise stérilise les réserves de change (en augmentant le ratio des réserves obligatoires que les banques commerciales doivent conserver auprès de la Banque Centrale), c’est-à-dire qu’elle bloque leur circulation pour éviter de faire en sorte qu’elles alimentent la demande intérieure. La Chine mène donc une politique isolationniste qui lui permet en quelques sortes d’avoir le beurre et l’argent du beurre : la stabilité permise par un taux de change fixe mais sans perte de compétitivité, et donc avec une balance courante incroyablement excédentaire. Cette politique se fait au détriment des autres zones qui voient affluer davantage d’importations chinoises que ce devrait être le cas dans un monde où la parité des pouvoirs d’achat s’appliquerait librement.

 

Le dollar, lui, fluctue librement contre les autres monnaies et la FED n’intervient pas directement pour le faire varier. Les Etats-Unis constituent en effet une économie relativement fermée. La FED s’intéresse donc plus à la demande interne qu’à la compétitivité. Mais en agissant sur la demande interne, elle a une influence sur le taux de change. Typiquement, quand elle pratique son fameux Quantitative Easing, elle prévoit d’émettre 600 milliards de dollars qui sont destinés à éviter une déflation interne, mais qui ne manqueront pas de faire baisser le dollar. Il serait abusif de prétendre que les Etats-Unis ne respectent pas la logique des taux de change flexibles. En effet, l’un des avantages des taux de change flexibles réside dans la capacité à mener une politique monétaire autonome. Les Américains le font donc à bon droit. En revanche, vu le poids du dollar sur le marché des changes, il eut été préférable qu’une telle mesure qui a des effets mécaniques sur un grand nombre de monnaies ait été discutée dans un cadre comme celui du G20 ou, à tous le moins, entre grandes banques centrales.

 

Quant à la zone euro, elle constitue clairement la zone d’ajustement, celle qui subit les effets des politiques décidées ailleurs. Ce n’était pourtant pas sa vocation. En effet, quand l’euro a été pensé dans les années 1990, il s’agissait notamment de mettre en place une zone monétaire qui aurait un pouvoir de rétorsion par rapport aux autres (le dollar essentiellement à l’époque). L’idée était bien de pouvoir agir sur le taux de change de façon indirecte (via la politique monétaire) pour inciter les autres à ne pas le faire. Or la zone euro a largement tourné le dos à cette idée, rendant d’une certaine manière la guerre monétaire possible. On peut faire le parallèle avec l’arme nucléaire : la France s’en est dotée non pas pour l’utiliser mais pour ne pas qu’on l’utilise contre elle. Mais aujourd’hui, personne ne s’occupe du niveau de l’euro par rapport aux autres devises, laissant le champ libre aux attaques monétaires chinoises ou américaines. Pourquoi ? Essentiellement par manque d’une volonté politique commune des pays de la zone euro et, très clairement, faute d’un accord franco-allemand sur ce sujet. En effet, il est trop facile de se reporter sur les statuts de la BCE, laquelle n’aurait pas le droit d’intervenir sur le marché des changes. C’est argument est simplement faux. D’ailleurs, lors de ses premières années d’existence, la BCE est intervenue plusieurs fois sur le marché des changes… pour soutenir l’euro ! En outre, le traité de Maastricht, dans son article 109, prévoit que l’Ecofin puisse formuler des recommandations en matière de taux de change à la BCE, en concertation avec celle-ci. Il y a donc sans doute une fenêtre juridique pour que la zone euro se dote d’une crédibilité d’intervention sur le marché des changes, et contribue ainsi à la stabilité globale du système.