Les États-Unis sont un grand pays, mais leur système de santé est déplorable : en 2017, l’Américain moyen a dépensé 10.224 dollars quand le chiffre similaire pour les autres pays de l’OCDE est juste la moitié (source : How to Fix American Health Care, dans Foreign Affairs, déc. 2019). Pourtant, les États-Unis ont une espérance de vie de leur population plus basse (et qui s’abaisse chaque année), une mortalité infantile plus haute, une plus forte prévalence des maladies cardiaques, pulmonaires et des infections sexuellement transmissibles. Survient à présent la crise des opioïdes, cause d’une mortalité de désespoir (voir « The epidemics of despair » par Angus Deaton et Anne Case), qui résulte de comportements criminels de certaines pharmas et d’un laxisme choquant des autorités sanitaires.

Qu’est-ce qui cloche ? Selon l’article cité, on estime que 30% de la dépense totale de santé aux États-Unis (18% du PIB, soit 1 Tr$) est tout bonnement gaspillée en lourdeurs administratives, duplication des dépenses, frais d’assurance gonflés, course aux rémunérations des laboratoires et de certains médecins, et fraude, ceci coexistant avec une qualité de soin qui est à la pointe technologique… mais pas pour tout le monde. On estime que le quart le plus riche de la population vit en moyenne 10 ans de plus que le quart le plus pauvre.

Une des causes profondes de ce dysfonctionnement vient du financement de la couverture du risque santé. Il n’y a pas l’équivalent de la CMU (couverture maladie universelle) comme dans désormais la totalité des pays riches. Il y a une multiplicité d’acteurs de l’assurance, en général des assureurs privés ou des mutuelles, dont bénéficie tout Américain lorsqu’il est salarié d’une entreprise et déclaré légalement. C’est l’entreprise en principe qui paie, avec des niveaux de couverture très variables et avec une première caractéristique du système : l’absence complète de solidarité. La prime d’assurance est fonction du risque moyen de la population couverte et par conséquent indépendante du salaire. Les bas salaires coûtent donc pour leur couverture santé davantage à l’entreprise en termes relatifs que les hauts salaires. Ceci se reporte à la baisse sur le salaire et contribue à expliquer un éventail des salaires nets beaucoup plus large aux États-Unis que dans les autres grands pays.

Deuxième caractéristique : les non-salariés doivent se couvrir sur leurs propres ressources, ce qui explique qu’un pourcentage très important de la population américaine n’est tout simplement pas assurée, et donc évite sauf extrémité de recourir aux soins. Il y a aujourd’hui, même après la réforme de l’Obamacare que l’administration Trump tente de démanteler, 28 millions d’Américains qui sont non assurés et 44 millions qui sont sous-assurés. Chaque année, on compte un demi-million de ménages américains qui se déclarent en faillite personnelle en raison de leurs factures de santé. L’État fédéral, depuis la Great society du président Johnson dans les années 60, reprend partiellement la main pour la population des personnes âgées (Medicare) ou des pauvres (Medicaid), pour un coût budgétaire très élevé.

Troisième caractéristique, propre à tout système multi-payeur : la concurrence entre les acteurs privés ne passe que très peu par des prix moins élevés, mais bien plus par des coûts commerciaux importants (pour capter une plus grande part d’un marché qui ne s’accroît pas) et surtout par un système d’offuscation des prix. Chaque opérateur propose ses propres plans en matière de santé, avec une pléthore de niveau de déductibles, de plafonds, de copaiement, de services couverts, ce qui rend la comparaison entre les acteurs extrêmement difficile. Les assureurs à leur tour négocient séparément avec les hôpitaux et cliniques, de sorte qu’il n’y a pas de prix unique de la prestation (on les voit parfois varier dans un rapport de un à trois). Leur dispersion réduit fortement leur poids de marché dans la négociation avec les compagnies pharmaceutiques et les prestataires de soin.

Enfin le coût administratif d’une gestion si complexe est prohibitif, et prête le flanc à tout type de fraude. On voit venir sur le marché des consultants dont le service consiste à aider les médecins et les cliniques à truander le système en surdéclarant les catégories de soins ou en les fractionnant pour passer en dessous des plafonds de remboursement. À ne pas oublier enfin cette double caractéristique propre au « produit santé » : un prix bas, à l’égal de ce dont profite le marché du luxe, est souvent pour le patient l’indicateur d’une qualité moindre ; et la « sélection adverse » pousse à la hausse des primes, puisque les personnes qui se savent susceptibles de maladie ont davantage tendance à s’assurer que les personnes qui se savent en bonne santé, les jeunes notamment, ce qui dissuade à son tour les biens portants de s’assurer. Il n’y a pas aux États-Unis, à l’inverse de la plupart des autres pays, d’assurance santé obligatoire, alors qu’il y a une assurance auto obligatoire.

Tout cela a une origine historique très marquée : les États-Unis ont su investir dès le 19ème siècle dans un bien public fondamental, à savoir l’éducation primaire et secondaire (ce qui dès cette époque a fait de la population américaine de très loin la mieux instruite au monde), mais a choisi de considérer la santé comme un produit commercial. Quand des volontés de réforme se sont manifestés dans les années 20 et à nouveau aux époques de Roosevelt, puis de Johnson puis d’Obama, il était trop tard : les acteurs privés étaient bien trop puissants et leurs talons bien trop plantés dans le sol pour qu’on puisse y changer. La seule vraie réforme est venue lors de la Seconde guerre mondiale : en économie de guerre, les salaires sont restés gelés et la main d’œuvre masculine largement mobilisée sur le front, de sorte que les entreprises durent attirer leurs salariés en leur offrant la couverture santé. On a vu plus haut le biais qu’introduit ce système.

Ce thème récurrent fait encore enjeu lors de l’actuelle campagne présidentielle et tend à être la ligne de fracture entre les modérés et les progressistes dans le camp démocrate. Elizabeth Warren et Bernie Sanders s’appuient sur les sondages d’opinion donnant un taux de 53% d’Américains favorables à un système de « payeur unique » (c’est-à-dire de sécurité sociale type CNAM en France) pour proposer un tel système, mais ce qui est un pari politique extrême.

 

La France suivrait-elle le chemin ?

Le système de santé français fait partie des systèmes jugés performants parmi les pays riches et assez fortement égalitaire. Mais, comme le précisait un « graphique de Vox-Fi » récemment, son coût est élevé (12% du PIB contre 18% aux États-Unis). Et, sur certains aspects, les images sont similaires entre les deux pays :

D’abord, sur le plan des coûts administratifs : ils représentent 8% du PIB aux États-Unis, 3% dans le reste des grands pays, mais 6% en France, qui a pareillement un système multi-payeur. Or, la CNAM n’est pas en cause depuis ses remarquables progrès dans la gestion des dossiers : son fonctionnement coûte 6,5 Md€ alors qu’elle couvre 78,1% des dépenses de santé en 2018. Le coût de gestion des mutuelles (un terme impropre puisqu’il couvre autant des entités qui ont le statut de mutuelles que des assureurs privés) est identique, à 6 Md$, alors qu’elles ne couvrent que 13,4% des dépenses (les patients assurent 7% en reste à charge et l’État le reste à 1,5%). Ce n’est guère étonnant, tout dossier traité par la CNAM est à nouveau traité par la mutuelle, et ceci sans les effets d’échelle de la CNAM. Pourtant la mutuelle profite, sans débourser un centime en coût de négociation, des prix durement négociés par la CNAM avec les prestataires, dont les grandes compagnies pharmaceutiques.

Les plans offerts par les diverses mutuelles sont tous différents, d’où la complexité administrative et la difficulté de faire jouer la concurrence, un peu comme pour les opérateurs téléphoniques dont les offres tarifaires sont volontairement le plus incompatibles possible. Pour le moins, une réforme indispensable serait d’uniformiser et réduire à un nombre très limité les plans offerts par les diverses mutuelles, pour que la pression sur les prix puisse s’enclencher.

Le coût en est assumé à 50% au moins par les entreprises. Le plus souvent, les cotisations sont en pourcentage du salaire, ce qui n’a pas l’effet de dispersion sur les salaires nets noté aux États-Unis, bien qu’une entreprise puisse choisir là aussi une cotisation au forfait[1]. Il y a donc une solidarité, mais uniquement assurée au niveau de l’entreprise et pas au travers de toute la population comme le fait la CNAM[2] ; et il y a un grand vide pour les non-salariés ou les retraités, qui doivent se replier sur des plans personnels beaucoup plus coûteux.

Et l’on voit chez nous une pression croissante des grands assureurs privés pour pénétrer ce marché, du moins le marché des soins légers, laissant les maladies de longue durée au régime général.

Il y a donc en France aussi un fort argument pour un véritable système de payeur unique. Une fusion CNAM et mutuelles ferait une synergie coût, comme on dit chez les financiers, de 6 Md€ par an, quitte à ce que la CNAM puisse offrir à demande des couvertures santé complémentaires, mais homogènes en prix et en spécificité.

 

[1] Les cotisations peuvent être différenciées selon les catégories dites « objectives » de salariés définies par la loi: cadres et non cadres, CSP et classifications professionnelles des conventions collectives, tranches de rémunération, usages. L’égalitarisme n’est pas une vertu fondamentale.

[2] Elle est mutualisée si la taille de l’entreprise est faible, celle-ci étant intégrée dans un portefeuille d’entreprises du même type ou secteur. Plus le nombre de salariés est élevé, plus les caractéristiques propres de l’entreprise sont prises en compte (comme pour les accidents du travail).