Christophe Marion : La norme IFRS 3 introduit1 plusieurs « innovations conceptuelles ». Tout d’abord, les frais encourus à l’occasion de l’acquisition doivent désormais être comptabilisés en charges immédiatement. Ce traitement est en rupture complète par rapport à l’habitude de considérer les frais liés à une transaction comme partie intégrante de celle-ci : si l’on achète un immeuble, les frais de notaire font partie de la valeur de l’immeuble au bilan (son coût historique). Cette vision est cohérente avec l’analyse économique : les frais inévitables sont pris en compte lors de la décision d’investissement, ils font donc partie de celui-ci. Mais désormais, lors d’une acquisition, ces frais passent en charges et la performance de l’entreprise s’en trouve affectée, ce qui est contraire à ce que les directeurs financiers ont appris en cours de comptabilité : une acquisition n’a pas d’impact sur le résultat de l’entreprise. Comment justifier ce traitement ?

Philippe Danjou : Hormis le cas assez rare de l’écart négatif, ce n’est pas l’acquisition qui a un impact sur le résultat, mais les frais connexes payés. Pourquoi ? D’une part, ils ne font pas partie du prix payé aux cédants ;   d’autre part, il n’y a pas de raison économique valable pour que des honoraires et commissions payés à des tiers augmentent la valeur de la société cible et se retrouvent ensuite incorporés à l’écart d’acquisition. Les analystes financiers nous ont dit qu’ils trouvaient ce traitement comptable plus sain et nombre de directeurs financiers estiment que cela donnera l’occasion de regarder d’un oeil un peu plus critique le montant de ces
frais ! Il est exact que le traitement paraît en décalage avec celui retenu pour l’achat d’un immeuble : faudra-t-il un jour aligner ce dernier sur la méthode retenue pour IFRS 3 ?

C.M. : D’autres aspects de la nouvelle IFRS 3 posent problème. Si une entreprise détient une part du capital de la cible avant d’en prendre le contrôle, le traitement comptable ne revient plus à considérer qu’elle a acheté les actions qui lui manquaient, mais qu’elle a « vendu » la participation qu’elle détenait et a acheté l’ensemble des parts qu’elle détient désormais. En effet, à l’occasion de cette acquisition complémentaire, la part antérieurement détenue est évaluée à la juste valeur et cette réévaluation impacte le compte de résultat de l’entreprise. Là encore, la prise de contrôle impacte la performance de l’année. Sur quels fondements
le Board de l’IASB s’est-il appuyé pour décider que l’acquisition amène à réévaluer ?

Ph. D : Cette notion d’échange implicite (la juste valeur de la participation antérieurement détenue devient une composante du « prix » payé pour obtenir le contrôle, ce qui amène à dégager une éventuelle réévaluation des titres « apportés ») est cohérente avec le principe rappelé ci-dessus de la juste valeur du prix payé. Il joue également lors de la perte de contrôle avec maintien d’une participation résiduelle. L’IASB considère que la prise et la perte de contrôle sont deux événements majeurs qui amènent à réévaluer les actifs détenus.

C.M. : Un autre aspect de la norme IFRS 3 a été tellement controversé qu’il n’a pas été soutenu par une majorité suffisante lors du vote de l’IASB. Bien que ce traitement comptable soit désormais obligatoire aux États-Unis, il n’est qu’une option en IFRS. Il s’agit du full goodwill. Pour simplifier, lorsque l’acquéreur ne détient pas 100 % des actions, il s’agit de déterminer et comptabiliser une part de goodwill revenant aux actionnaires minoritaires. Pour ce faire, cette partie du goodwill n’est plus déterminée par référence au prix payé par l’acquéreur (qui est pourtant bien la transaction que l’on comptabilise s’agissant de la part détenue par l’acquéreur majoritaire), mais à partir de la juste valeur de l’entreprise acquise, qui est une estimation d’une transaction qui n’a pas eu lieu, du moins pour les actions détenues par les minoritaires. Là encore, sur le
plan théorique, les arguments se défendent, mais cela suffit-il à permettre la mise en pratique de cette méthode ?

Ph. D. : Je n’étais pas d’accord avec cette proposition et j’ai obtenu que ce ne soit qu’un traitement optionnel en IFRS. L’idée sous-jacente est que, puisque la société acquise est réévaluée à la juste valeur pour la totalité de ses actifs et passifs, le goodwill déterminé par comparaison avec le prix payé par l’acquéreur devrait en théorie pouvoir être estimé comme si la cible était achetée à 100 % ; le goodwill total est ensuite réparti entre le goodwill « réel » payé par l’acquéreur et le goodwill « notionnel » revenant aux minoritaires. Je pense que cela présente un caractère trop théorique — une transaction avec les minoritaires se ferait vraisemblablement à
un prix différent de celui payé pour la prise de contrôle et estimer ce prix « réel » entraîne des coûts inutiles — et n’apporte pas une information fiable ou réellement utile. J’attends avec intérêt de voir le degré d’utilisation de cette option comptable !

C.M. : Parmi les projets en cours, la future norme sur les contrats de location pose également une question. Le projet de norme envisage que le locataire comptabilise, dès la signature du bail, un actif représentant son droit à utiliser le bien loué et, symétriquement, un passif représentant son obligation à payer les loyers. Ce serait la première fois que l’on comptabiliserait un contrat partiellement non exécuté. En effet, jusqu’à présent,
si les droits et les devoirs des deux parties à un contrat sont identiques, on ne comptabilise ni actif, ni passif. Par exemple, à la signature d’un bon de commande, on a l’obligation de payer ce que l’on a commandé et le droit de le recevoir. Mais, pour autant, tant que le contrat n’est pas en partie exécuté, il n’est pas comptabilisé. Quelle est la particularité du contrat de location à cet égard ? Quelle est la source conceptuelle du
nouveau traitement ?

Ph. D. : L’entrée en vigueur d’un contrat de bail entraîne pour le preneur une obligation certaine (payer le loyer contractuel pendant la durée du bail) et un droit (jouir du bien loué, c’est-à-dire contrôler le right of use) qui a une valeur économique et fait partie des actifs utilisés pour l’exploitation de l’entreprise. Dès la remise des clés ou la livraison du bien, le contrat est exécuté par le bailleur et les droits et obligations réciproques sont nés. C’est la principale différence avec les « contrats exécutoires » — par exemple la signature d’un bon de commande—, où aucune des deux parties n’a encore exécuté son obligation tant que le bien ou service n’est pas rendu ou livré. Le Board considère qu’il n’y a pas de raison pour que l’obligation et le droit d’usage ne soient pas comptabilisés au bilan comme une dette et un actif. La transaction étant présumée avoir lieu entre deux
parties indépendantes et bien informées, la valeur initiale de l’actif est égale à celle de la dette, actualisée le cas échéant. La principale difficulté est d’ordre pratique : comment évaluer le passif du loyer, quand le bail ne comporte pas une durée fixe et certaine (options de renouvellement ou de sortie anticipée) ? Comment évaluer les loyers variables — par exemple, ceux proportionnels à l’usage futur du bien ou au chiffre d’affaires généré ? Le Board rediscute en ce moment les propositions formulées dans l’exposé-sondage, dans une optique de simplification. Sans doute va-t-il également simplifier aussi la comptabilisation des contrats de durée courte (au maximum un an non renouvelable). Dernière difficulté : il faut mieux définir que ne le fait Ifric4 les caractéristiques permettant de distinguer un contrat de location d’un contrat de service en s’appuyant sur la notion de contrôle du bien sous-jacent et le caractère spécifique du bien mis a disposition.

C.M. : Une autre source de gêne vient du fait que — en parallèle à ces nouveautés qui vont dans le sens d’une plus grande rigueur dans l’application des normes comptables — les nouvelles normes sur les instruments financiers semblent correspondre à un allégement important voire une démission du normalisateur comptable. Ainsi, au plus fort de la crise financière, les normes ont été modifiées dans l’urgence et en contradiction avec les statuts de l’IASB. En effet, ceux-ci prévoient un processus de consultation afin de s’assurer que la modification des normes s’effectue de façon organisée et concertée. Ainsi, il faut normalement prévoir plusieurs
années pour mener à bien un projet de nouvelle norme. En octobre 2008, une norme a été partiellement modifiée en court-circuitant le processus normal afin de permettre aux banques de ne plus comptabiliser certains instruments financiers à la juste valeur2. Il faut rappeler que les normes IFRS appliquent un modèle mixte : certains instruments financiers sont à la juste valeur (pour certains, les variations de valeur impactent
le résultat, pour d’autres, les capitaux propres) et d’autres restent au coût historique. Ce modèle mixte ne peut fonctionner que si les deux catégories sont bien étanches et les transferts interdits. Or, depuis 2008, soit dès la première crise rencontrée depuis que le référentiel IFRS est utilisé, les catégories ont été rendues plus troubles. Désormais, si l’entreprise est satisfaite de son investissement, elle peut constater ses plus-values, mais si
le marché ne se comporte pas comme prévu, elle peut éviter de comptabiliser ses pertes. Un jeu de « pile je gagne, face je ne perds pas », en quelque sorte. Les banques ont utilisé cette possibilité en sélectionnant à leur discrétion non seulement quels portefeuilles changer de catégorie, mais aussi à quelle date le faire. Le résultat de l’entreprise n’est plus du tout dicté par des règles, mais par les décisions de la direction. N’y
a-t-il pas là un échec de la normalisation comptable ?

Ph. D. : La crise financière intervenue à compter de 2007 a suscité de nombreuses interrogations sur le rôle joué par les normes comptables, en particulier la mesure de la juste valeur pour des instruments financiers lorsque le marché ne donnait pas une indication de valeur pertinente. Il y avait urgence à apporter des modifications et le processus de modification de la norme 39 en octobre 2008 a réduit la consultation au strict minimum autorisé par nos règles de fonctionnement. Conscient du risque de perception d’une trop grande influence de la pression politique, l’IASB a imposé des règles très strictes de transparence sur de tels reclassements de portefeuilles : irréversibles, limités dans le temps, information complète sur les montants transférés et les dépréciations qui auraient été comptabilisées en l’absence de transfert. La nouvelle norme IFRS 9, dont le premier volet a été publié fin 2009 (classement et mesure des instruments financiers), est calquée sur la réalité de la gestion de ces instruments par les banques (notion de business model) et a été saluée dans le monde entier comme réaliste et rigoureuse. Le classement initial est irréversible, sauf à prouver qu’il y a eu un changement dans le business model de la banque ; l’évaluation au coût historique amorti ne peut être retenue que si deux conditions sont remplies (que les banques françaises trouvent trop strictes !)

C.M. : Autre exemple de norme probablement trop souple, le nouveau projet de norme sur les instruments financiers propose que les provisions se fassent désormais de façon à ce que le rendement d’un prêt soit lissé sur toute sa durée. Ainsi, peu importe que le prêt ait été consenti à 7 % : si la banque a déterminé que le rendement attendu de ce client est de 5 %, les intérêts perçus au-delà du rendement attendu ne seront pas reconnus en résultat, mais en provision. Cette provision sera reprise lorsque le client fera effectivement défaut, comme attendu. Ainsi, le résultat de la banque sera déterminé encore plus qu’actuellement par les estimations de la direction plutôt que par les flux réels constatés dans l’année. En laissant ce niveau de liberté à la direction, le normalisateur renonce-t-il à définir la façon dont les produits financiers doivent être enregistrés ?

Ph. D. : Bien sûr que non ! La règle de base pour comptabiliser les produits financiers reste la méthode du taux d’intérêt effectif. Cependant, on ne niera pas que la tarification du prix du crédit par une institution financière incorpore, dans le spread, sa perception du risque de crédit de l’emprunteur (sur la base d’une notation externe ou de systèmes internes) et que la prise en résultat immédiat d’un montant élevé d’intérêts, tout en négligeant le risque de perte qui est implicite dans cette tarification, ne reflète pas la réalité des affaires et n’est pas prudente ! La crise financière récente a démontré plus qu’il n’était nécessaire que le système de provisionnement antérieur, dit incurred losses, avait eu pour effet de provisionner les risques « trop peu et trop tard » et avait participé au caractère pro-cyclique de la régulation en place. L’IASB a donc proposé que la
constatation du risque de crédit soit proportionnelle à celle des intérêts perçus qui rémunèrent la prise de risque, sans attendre qu’un événement (impayé ou autre défaut) vienne confirmer l’existence du risque. Les propositions complémentaires publiées en janvier 2011, suite aux échanges avec le FASB, ajouteraient un complément de provision plancher pour couvrir les pertes attendues dans l’horizon de temps prévisible
(au minimum douze mois) afin que l’étalement du provisionnement sur la durée de vie du portefeuille n’amène pas à avoir une provision insuffisante dans le cas où les pertes se manifestent plus tôt. J’ajouterais que l’ensemble des informations à fournir en annexe que nous proposons amènera une information de bien meilleure qualité sur le credit risk management, la politique de provisionnement et le niveau des provisions,
et le suivi dans le temps des réalisations de pertes.

C.M. : Un mot sur le projet relatif aux avantages postérieurs à l’emploi ?

Ph. D. : Le Board a décidé de simplifier IAS 19 en supprimant, pour les régimes à prestations définies, toutes les options qui rendaient les comptes non comparables d’une entreprise à l’autre et permettaient de ne pas refléter correctement la réalité des passifs sociaux. Dorénavant, il n’y aura plus ni corridor, ni étalement des écarts actuariels. Le bilan reflétera à tout instant la valeur courante des passifs et des actifs éventuellement détenus dans le fonds de retraite. Pour éviter que le compte de résultats soit affecté par la volatilité des mesures, seul figurera au compte de résultats la charge due à l’accroissement annuel des droits acquis et
une charge financière calculée sur la situation bilancielle nette ; tous les écarts de recalcul seront enregistrés en Other Comprehensive Income.

C.M. : Plus généralement, que répondez-vous à ceux qui trouvent que les normes comptables sont dures envers les entreprises et douces envers les banques ?

Ph. D. : Demandez plutôt aux banques françaises ce qu’elles en pensent, vous serez surpris ! En réalité, toutes les normes sur lesquelles vous vous interrogez s’imposent aux banques comme aux entreprises industrielles et commerciales, et les banques sont, en plus, soumises aux normes particulières relatives aux instruments financiers.

Ce post est une reproduction d’un entretien publié dans la revue échanges datée de juin 2011.