En août 1971, dans ce qui restera une date majeure de l’histoire monétaire, l’administration Nixon a décroché le dollar de l’or. Il s’en est suivi une forte volatilité du dollar. Perturbés par les changements erratiques de parité, une délégation européenne était venue se plaindre auprès de John Connally, le secrétaire d’État au Trésor de Nixon. Connally est fameux pour avoir répondu : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ».

Le graphique qui suit montre que c’est plus que jamais le cas.

 

C’est ce graphique que Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, a montré à ses collègues banquiers centraux lors de la récente conférence (août 2019) de Jackson Hole qui les réunit tous. Voir ici pour le texte complet de sa conférence, très intéressante.

Mesurons en effet : les États-Unis représentent 10% du commerce mondial, et leur PIB 15%. Pourtant le dollar est la monnaie de référence pour la moitié des échanges mondiaux. Un tiers des pays dans le monde a comme politique de change de river sa devise au dollar, et 70% le cible comme objectif de politique monétaire. Les deux tiers des émissions de titres financiers sont libellés en dollar. Pareillement pour la dette des pays émergents.

Or, les conséquences sont majeures et perturbent fortement le système financier international.

  • Tout choc subi par les États-Unis, ou toute décision majeure de politique économique prises par eux, se répercutent immédiatement à l’ensemble de la planète, même pour des pays qui n’ont que peu de lien avec l’économie américaine. Il en résulte une synchronisation croissante des économies, celles-ci passant aux mêmes moments par les phases de boom et de creux. L’effet stabilisateur d’économies vivant leur propre rythme conjoncturel disparaît. On vit exactement aujourd’hui ce type de phénomène : les escarmouches commerciales entre les États-Unis et la Chine ne devaient en principe concerner que ces deux pays. C’est bien l’ensemble de l’économie mondiale, on le constate, qui est perturbée. En 2018, la FED, banque centrale des États-Unis, a voulu, par une remontée de ses taux, éviter le risque inflationniste que pouvait avoir une politique budgétaire américaine très généreuse alors que l’économie tournait au plein emploi. Il en est résulté une forte hausse du dollar qui a déstabilisé quantité d’économies endettées en dollar et fortement freiné la croissance mondiale.
  • Une grande partie de l’effet bénéfique des taux de change flexibles s’évapore. La flexibilité des changes était – précisément depuis le décrochage dollar / or de 1071 –, ce merveilleux mécanisme rendant possible l’absorption des chocs. Il permettait qu’une économie qui a perdu sa compétitivité puisse la regagner par dévaluation. La baisse de la monnaie se répercute alors à hauteur dans des prix à l’importation plus élevés, redonnant de l’air à l’économie et au secteur exportateur. Mais ceci disparaît si, aidé par l’implication du pays dans les chaines de valeur internationales, le gros de son commerce extérieur se fait en dollars.
  • Quand ils s’endettent, les pays émergents et leurs entreprises, n’ont guère plus d’autre choix que de le faire en dollars, et ont toutes les peines du monde à se couvrir contre le risque de change. Cela peut devenir dramatique si le dollar monte, d’autant que la valeur des collatéraux que les entreprises présentent, libellés dans leur devise, baisse.
  • Ceci a poussé les pays émergents à une prudence extrême : ils se sont massivement auto-assurés en s’arrangeant pour tout miser sur l’export et pour accumuler un solide stock de devises, principalement les plus solides. Il y a donc une ruée sur les actifs financiers « sûrs », essentiellement en dollar, ce qui exerce une forte pression à la baisse sur les taux d’intérêt et bien sûr contribue à dégrader la balance courante américaine (les États-Unis se spécialisant dans l’ « exportation » d’un bien particulier, appelé dollar). On est bien conscients aujourd’hui que les banques centrales des pays avancés ne sont que marginalement impliquées dans les bas taux d’intérêt qui prévalent actuellement. Elles les subissent davantage qu’elles en sont la cause : ils résultent massivement de cette course aux safe assets de par le monde, ce qui freine l’investissement et la croissance mondiale.

Mark Carney s’interroge sur ce qui pourrait changer les choses. Il est assez sceptique sur l’émergence d’une seconde monnaie de référence, que pourraient être le renmibi ou l’euro. L’histoire montre qu’il est rare et en général perturbant qu’il y ait coïncidence dans le temps de deux monnaies « hégémoniques » ; il y a plutôt renversement de l’une par l’autre, comme l’a été l’effacement de la livre devant le dollar, et le passage de témoin n’est jamais tranquille.

Il fait le constat qu’une époque se termine : quand les changes flexibles gardaient toute leur efficacité, le conseil de politique économique donné par les banquiers centraux aux différents pays était : occupez-vous bien de vos affaires, c’est le marché des changes qui s’occupe de la coordination. Désormais, il faut au contraire une coordination extrêmement attentive entre pays pour éviter les déstabilisations. Le tour pris par la politique américaine en matière économique depuis l’élection de Donald Trump semble être tout le contraire.