Il n’est pas raisonnable de se rallier à la thèse du déficit zéro pour l’État (la « règle d’or »), qui est pourtant devenue la mode chez les politiciens européens comme séquelle de la crise financière et budgétaire ouverte en 2008. Même si on parle d’un déficit corrigé du cycle conjoncturel (c’est-à-dire conservant sa mission contra-cyclique).

En effet, l’État rend un service qui est complètement lié à la façon dont il se finance : il fournit à l’économie et au système financier des actifs financiers sans risque. Comment ? En « fabriquant » de la dette publique. Quand il s’endette (tout en restant solvable), il met à disposition des investisseurs un refuge pour se protéger du risque et un ancrage pour mesurer le degré de risque des autres actifs financiers. C’est un élément essentiel pour la liquidité et l’existence même du système financier. Vouloir prêter dans des projets risqués, c’est pouvoir prêter sans risque. C’est le socle sur lequel une accumulation durable du capital est possible. Il s’agit même d’un besoin important pour la banque centrale dans sa fonction de création monétaire : elle souhaite disposer d’actifs sans risque comme collatéraux dans ses prises en pension.

Or, c’est une chose ignorée du public que si l’on veut disposer d’un certain encours de dette publique, disons 60% du PIB, et que l’économie est en croissance nominale, il s’ensuit comptablement la nécessité d’un déficit public récurrent. La dette doit progresser au rythme du PIB, c’est-à-dire doit s’alimenter structurellement d’un déficit public[1].

Est-ce si choquant ? Comparons avec le secteur des entreprises. À la différence du secteur public, les entreprises sont, vues globalement, en cash-flow positif. Si je regarde les comptes nationaux 2012, leur flux net de trésorerie s’élève à 59 Md€, soit 3% du PIB[2]. Ce montant correspond à une chute de leur endettement (après intérêts versés) pour près de 10 Md€ et une hausse des fonds propres (après dividendes versés) de 69 Md€. Elles sont en situation de reconstitution de fonds propres et de remboursement de leurs dettes, à partir d’une situation de rentabilité très dégradée.

On dirait donc que le secteur des entreprises fait globalement du profit, ce qui limite le recours au financement externe, alors que l’État fait du déficit. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit en partie d’un mirage comptable, qui ne vaut que parce que l’État ne peut pas adopter les règles de la comptabilité d’entreprise. Par exemple, le « chiffre d’affaires » de l’État est calculé comme la somme des coûts qu’il encourt pour sa production de biens publics. Les services d’éducation nationale, de défense nationale, de justice, etc., ne sont pas mesurés au prix que le secteur privé serait prêt à payer pour en disposer (il n’y a pas de marché fiable pour établir le prix d’une telle transaction), mais uniquement à leur coût de production, c’est-à-dire essentiellement comme somme des salaires des enseignants, militaires, juges, etc. qui y travaillent. Une pure comptabilité de caisse, qui empêche que l’État dégage un profit.

Cette considération n’a rien à voir avec le fait patent que l’État français n’a pas su gérer ses finances depuis plusieurs décennies, à la fois par impéritie de l’exécutif et parce que la Vème République a réduit au silence un parlement qui n’exerce pas véritablement son rôle de surveillance des finances publiques (la doxa gaulliste ayant au contraire réussit à faire passer dans l’opinion que « parlement = démagogie + gabegie »). À preuve qu’on est obligés aujourd’hui de se tourner vers l’instance judiciaire, à savoir la Cour des comptes, pour avoir un commencement de vérité sur les comptes publics. Il est d’ailleurs probable que l’instauration d’une règle d’or ait des effets pervers en matière d’incitation, à savoir, dès lors qu’on soumet la dépense publique à une règle transcendante, de démotiver le parlement s’il jamais il veut s’impliquer dans la surveillance des finances publiques. « Dépolitiser » la politique budgétaire n’est pas forcément une avancée démocratique. Le sujet est bien la gouvernance de l’État, et non l’instrument de mesure qu’est le déficit public.

Y a-t-il d’autres moyens de fabriquer des actifs sans risque ?

Il n’a pas encore été prouvé que les économies modernes puissent « fabriquer » des actifs financiers sans risque de façon plus efficace qu’au travers d’un déficit public maîtrisé. Un candidat possible serait les dépôts à vue des ménages auprès des banques. La réduction de risque sur les dépôts à vue se fait ainsi : d’une part, les banques financent l’économie en exigeant des fonds propres et des apports personnels de la part des emprunteurs. Leurs prêts sont donc sécurisés. D’autre part, elles ont elles-mêmes dans leur bilan un coussin de fonds propres pour protéger leurs prêts. Il y a un double dé-leverage qui rend les dépôts moins ou non risqués.

L’obstacle est ici que les dépôts ne portent pas intérêt, de sorte qu’il est difficile d’en tirer un taux d’intérêt sans risque. De plus, la crise financière a fait tomber les masques : les banques restent très risquées, et les dépôts à vue ne sont sans risque qu’en raison de la garantie des dépôts et des banques offerte (gratuitement) par l’État. On est ramenés au sujet précédent.

Au final, le seul candidat qui apparaisse est de naissance récente. Il s’agit de la technique de titrisation.

On prend un panier d’actifs financiers bien diversifiés, on le refinance avec au moins deux tranches de financement, la première assumant les premières pertes, la seconde celles qui viendraient après, etc. jusqu’à trouver une tranche de financement dont la probabilité de défaut est absolument négligeable. (On note que le dé-leverage créé par les banques répond à la même logique).

Le déclencheur de la crise financière de 2008 apourtant été la rupture d’une conduite de financement basée sur la titrisation, celle finançant les prêts dits subprime aux États-Unis. Cet accident a mis en lumière la confiance trop aveugle en cette jeune technique, alors que manquaient encore les mécanismes institutionnels et juridiques garantissant la solidité de ce « sans risque ». D’une certaine manière, le succès de la titrisation est venu d’une soif des investisseurs pour les actifs sans risque, dans un contexte, celui d’avant la crise financière, où les déficits publics – hormis celui des États-Unis – se résorbaient rapidement et n’arrivaient plus à fournir à la demande.

Si on est optimistes, on peut dire qu’un monde où s’impose strictement la règle d’or est un monde, certes sans dette publique, mais qui est capable de maîtriser, juridiquement et institutionnellement, la titrisation. Les autorités monétaires, récemment la BCE et la Banque de France, militent pour cela. J’ai quand même quelque doute que l’instrument puisse avant longtemps remplacer la dette publique.


[1][1] C’est par la même logique que si l’on veut alimenter le commerce international en dollars, qui est la monnaie d’échange, il faut du déficit de la balance courante des États-Unis, qui en sont le producteur.

[2] À savoir, sur le champ des seules sociétés hors entreprises individuelles, EBE net d’impôts, après dépenses d’investissement en capital fixe et circulant, comme dans la définition requise pour l’évaluation d’entreprise par la méthode de la DCF. Si on prend un coût du capital de 5,5% et une croissance tendancielle de 3,5% en valeur (dont 1,5% de croissance en volume), la valeur patrimoniale des entreprises françaises s’élèvent à 2.950 Md€, soit 1,5 fois le PIB et 3 fois leur valeur ajoutée. Évaluation à peaufiner.

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 25 avril 2014.