L’opinion de celui qui pensait, par la multitude des lois, brider l’autorité des juges en leur taillant leurs morceaux, ne me plaît guère. Il ne sentait point qu’il y a autant de liberté et d’étendue dans l’interprétation des lois que dans leur élaboration. […]

Car nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait pour régler tous les mondes d’Épicure : « Comme autrefois par les crimes, nous souffrons maintenant par les lois. » Et nous avons tant laissé à nos juges à opiner et à décider qu’il n’y eut jamais liberté si puissante et si licencieuse.

Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et à y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions n’atteindra jamais la variation des exemples. Ajoutez-en cent fois autant : il n’arrivera pas pour autant que, parmi les événements à venir, il s’en trouve un seul qui, dans ce grand nombre de milliers de cas choisis et enregistrés, en rencontre un auquel il puisse si exactement se joindre et s’apparier, qu’il ne subsiste quelque circonstance ou diversité nécessitant une autre appréciation du jugement.

Il y a peu de relation entre nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, et les lois fixes et immobiles. Les plus désirables sont les plus rares, les plus simples et les plus générales. Et je crois encore qu’il vaudrait mieux n’en avoir point du tout que de les avoir en aussi grand nombre que nous en avons.

La nature les donne toujours plus heureuses que celles que nous nous donnons nous-mêmes. […] Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, pourvut sagement à ce qu’on n’y menât aucuns étudiants en jurisprudence, de crainte que les procès ne peuplent ce nouveau monde, considérant cette science comme générant par nature l’altercation et la division, jugeant avec Platon que c’est une mauvaise provision de pays que des jurisconsultes et des médecins.

Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé pour tout autre usage, devient obscur et inintelligible dans les contrats et testaments ? Et que celui qui s’exprime si clairement, quoi qu’il dise et écrive, ne trouve en cela aucune manière de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n’est que les princes de cet art, s’appliquant avec une attention particulière à trier des mots solennels et à former des clauses artistiques, ont tant pesé chaque syllabe, épluché si minutieusement chaque espèce de couture, qu’ils se sont embarrassés et embrouillés dans l’infinité des figures et des divisions si menues qu’elles ne peuvent plus tomber sous aucune règle et prescription, ni aucune interprétation certaine. « Tout ce qu’on divise jusqu’à la poussière devient confus. » […]

C’est pareil : car en subdivisant ces subtilités, on apprend aux hommes à accroître les doutes ; on nous met en train d’étendre et diversifier les difficultés ; on les allonge, on les disperse. En semant les questions et en les retaillant, on fait fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelle. […]

Je ne sais qu’en dire, mais on sent par expérience que tant d’interprétations dissipent la vérité et la rompent. […] D’un sujet nous en faisons mille, et retombons, en multipliant et subdivisant, dans l’infinité des atomes d’Épicure. Jamais deux hommes ne jugèrent pareillement de la même chose, et il est impossible de voir deux opinions exactement semblables, non seulement chez divers hommes, mais chez le même homme à diverses heures. Ordinairement, je trouve à douter en ce que le commentaire n’a pas daigné toucher. Je trébuche plus volontiers en pays plat, comme certains chevaux que je connais, qui choppent plus souvent en chemin uni.