La numérisation de l’économie avance à marche forcée : usine 4.0, robotisation, dématérialisation des services, suppression des documents papier, uberisation…
Pourtant, il y a une énigme : la productivité, mesurée par la quantité de biens et services produits par heure travaillée, ne progresse plus que très lentement. Où se cachent les gains de la numérisation ? Pourquoi la productivité n’en profite pas, ou si peu ?

1. L’accroissement des inégalités… parmi les entreprises !
On parle beaucoup de la lutte contre les inégalités comme facteur de progrès social. Mais l’accroissement des inégalités entre les entreprises, tout aussi réelle, est un phénomène peu connu mais très significatif pour la croissance. Les entreprises qui ont pris le train de la numérisation sont en bonne position pour améliorer leur productivité et accroître leurs avantages compétitifs sur les autres. Celles en retard sont sur la voie du déclin : limitation du chiffres d’affaire, baisse des marges, et donc baisse de la production par unité de travail. Par la suite, le cercle vicieux s’enchaîne : baisse de la capacité d’investissement, difficulté à attirer les talents, contraintes financières. Les progrès des entreprises les plus performantes ne sont pas encore suffisants pour compenser les retards des autres. La productivité moyenne a donc tendance à stagner, les gains ne sont plus que de l’ordre de 0,5% par an.

2. La numérisation, ça coûte cher, et ça ne rapporte pas tout de suite.
Comment créer un site marchand, être visible sur internet parmi des milliers de concurrents, acquérir des nouveaux prospects ? Demandez des devis à des agences de communication, à des fournisseurs de services, vous verrez ce que cela coûte ! De plus, il est difficile de choisir entre les multiples propositions, pour trouver celles qui seront les plus adaptées à sa situation. Il y a donc une courbe d’apprentissage, un passage nécessaire par des essais, des erreurs, avant de trouver une bonne solution. Beaucoup d’entreprises sont dans cette phase d’investissements, où les dépenses sont engagées, mais les bénéfices pas encore matérialisés. Cela aussi pèse sur la productivité. Par ailleurs, les entreprises de type start-up se financent en fonds propres, par l’ouverture du capital à des investisseurs extérieurs. Les sociétés déjà installées doivent également engager leur transformation numérique. Si elles n’ont pas les capacités financières pour le faire, le recours à l’emprunt est compliqué, car la rentabilité de ces dépenses est difficile à évaluer. De plus, les banques sont mal équipées pour financer de l’immatériel, qui est souvent considéré comptablement comme une dépense et non comme un actif immobilisé, un investissement.

3. Uberisation, précarité et petits boulots.
La société des plate-formes connecte des fournisseurs de services avec une multitude de petits exécutants, rémunérés à la tâche et faiblement payés. Dans les grandes villes, le ballet des livreurs de repas à vélo en est un exemple caricatural. Vous voulez des gains de productivité ? Messieurs les livreurs, pédalez plus vite ! On réinvente les ouvriers textiles du XIXème siècle, payés à la pièce : pour ceux-là, les limites physiques des gains de productivité sont vite atteintes. Il y a 6 ans, Dan Senor et Saul Singer publiaient : Start-up Nation, The Story of Israël’s Economic Miracle. Faire de la France une start-up nation, c’est maintenant l’objectif d’Emmanuel Macron, tel qu’il l’a énoncé au salon Viva Technology. Pour réaliser cet objectif, il serait opportun de garder à l’esprit la question des inégalités croissantes entre les entreprises.
Les banquiers centraux, dont la réflexion économique est souvent en avance sur l’air du temps, ont mis l’accent sur ces questions. Citons Mario Draghi, Gouverneur de la BCE, dans un discours du 30-11-2016 : The productivity challenge for Europe. Citons également Karnit Flug, Gouverneure de la Banque d’Israël, lors d’une intervention du 19-06-2017 : One Society – One Economy.
L’OCDE s’est également penchée sur le sujet, et une intéressante étude a été publiée il y a quelques mois : https://oecdecoscope.wordpress.com/2017/01/25/the-best-vs-therest-the-global-productivity-slowdown-hides-an-increasing-performance-gap-acrossfirms/.
Un tableau tiré de cette étude illustre bien la différence de productivité entre les firmes les plus performantes et les autres.

S’il est indéniable que la numérisation de l’économie est en marche, ses bienfaits sont encore très inégalement répartis. Leur généralisation va prendre du temps, et des échecs sont inévitables. En attendant, la productivité stagne. Or, ce sont en premier lieu les gains de productivité qui sont la source de l’amélioration du pouvoir d’achat.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 29 août 2017.