Commençons par une devinette. Quel multiple d’excédent brut d’exploitation (dernier exercice clos) utiliseriez-vous pour évaluer une entreprise en vue d’une expropriation légale (retrait obligatoire pour une société cotée en bourse [1]) ?

Pour vous aider, précisons qu’il s’agit d’une entreprise du secteur de la distribution textile pour enfant et de la puériculture, en très forte croissance puisque son chiffre d’affaires est passé de 40 M€ en 2001 à 459 M€ en 2013 (soit + 23 % par an)  et son EBE de – 5 M€ en 2001 à + 38 M€ en 2013. 35% des ventes sont réalisés hors de France grâce à une présence dans 50 pays. Le plan d’affaires sur les 5 prochaines années prévoit une croissance des ventes et de l’EBE de 14% par an ; les résultats du premier trimestre sont parfaitement en ligne. Sans surprise la BPI l’a identifiée parmi 640 autres ETI en la qualifiant de champion caché.

Pour continuer à vous aider, précisons que le multiple d’EBE médian des sociétés cotées qui ont quitté la bourse depuis janvier 2013 par la procédure du retrait obligatoire a été de 8,6x, avec des extrêmes de 6,4x et de 15,2x. Enfin Argos Soditic a observé un multiple moyen de 7,8x pour les cessions de PME européennes valant entre 15 et 150 M€ [2].

Quel serait votre multiple d’EBE pour évaluer cette société, étant précisé que la croissance attendue sur les cinq prochaines années est de 14% par an. En cliquant ici, vous pouvez voir la réponse d’autres lecteurs et visiteurs du site vernimmen.net.

Entre avril et juillet 2014, un présentateur et deux experts indépendants ont estimé que 4,4x était un multiple équitable pour exproprier des actionnaires minoritaires d’une des plus belles ETI françaises, 4,4x, vous avez bien lu, soit un tiers de moins que le plus bas multiple enregistré sur des retraits obligatoires et un peu plus que la moitié du multiple observé sur les cessions de contrôle d’ETI européennes.

Comment cela est-il possible ?

Cette question peut être divisée en deux parties :

1/ Comment fait-on techniquement pour évaluer une société de croissance à seulement 4,4 fois le dernier EBE publié ?

2/ Comment des experts indépendants peuvent-ils attester l’équité d’une expropriation à un tel prix ?

Avant de répondre à ces deux questions, quelques éléments de contexte. À la fin des années 2000, la société en question, qui s’appelle Orchestra, réoriente son positionnement des petits magasins en centre-ville vers des magasins beaucoup plus grands en périphérie, crée une carte de fidélité qui, moyennant un paiement de 30 € par an, offre une réduction permanente de 50% sur les magasins, et élargit son offre à la puériculture. Le résultat de cette stratégie audacieuse et judicieuse est une accélération de la croissance et un effet de levier considérable sur les marges : entre 2010 et 2013, les ventes croissent de 37 % par an et l’EBE de 50 % par an.

La famille créatrice et animatrice d’Orchestra, aux compétences et performances managériales remarquables, réalise que le marché boursier n’a pas encore intégré dans le cours de l’action les résultats de cette stratégie. Aussi monte-t-elle au capital avec pour objectif ultime d’en prendre 100 %. En 2011, une OPA à 6 € par action lui permet de passer de 26 % à 46 % ; en 2013 une OPRA [3] à 12 € à laquelle elle n’a pas participé la fait monter de 46 % à 57 % ; des achats dans le marché, des rachats d’actions par Orchestra elle-même et une mise en concert portent enfin sa détention début 2014 à 96 %. Mi-2014, un projet d’OPA simplifiée (OPAS) suivi d’un retrait obligatoire (RO) à 40 € devait lui permettre d’atteindre 100 % et de sortir enfin de la Bourse !

Mais, fait rarissime, l’AMF s’est opposé pour des raisons de prix au retrait obligatoire à 40 € et n’a autorisé au cours de l’été que la seule OPAS.

Comment donc fait-on pour évaluer une société de croissance à seulement 4,4 fois l’EBE historique ?

En 2013, l’expert de l’OPRA n’a pas jugé nécessaire de relever et de remettre en cause le fait que le plan d’affaires communiqué par Orchestra pour calculer la valeur actuelle des flux futurs avait été fortement minoré par rapport aux résultats déjà publiés. La marge d’exploitation prévisionnelle, qui devait atteindre 1,5 % du chiffre d’affaires à la fin de l’exercice 2016, « en progression constante sur la durée du plan », était déjà dépassée depuis la publication quelques mois auparavant des résultats du premier semestre 2012 où elle atteignait déjà 2 %, et ceci malgré l’acquisition en cours d’exercice d’une activité déficitaire dont l’équilibre avait été annoncé pour 2013. Pour la totalité de l’exercice 2013, la marge d’exploitation atteindra 3,2 %, soit plus du double du 1,5 % attendu en 2016. Plus de deux fois plus …, et avec 3 ans d’avance, par rapport à l’étude qui a servi à justifier un prix de 12 €.

Ce n’est donc pas une surprise si, à peine cette OPRA était-elle terminée, que le cours, qui n’avait jamais dépassé 12 €, double en l’espace d’un mois. Dans l’intervalle, Orchestra publie les caractéristiques d’un programme de rachat d’actions [4]  avec un prix de rachat de ses propres titres pouvant aller jusqu’à 60 € (rappelons que le prix attesté équitable par l’expert de l’OPRA était de 12 €). Dès la fin de l’OPRA, Orchestra commence les rachats d’actions sur le marché à 15 €, puis 18,7 € (soit 56 % au-dessus du prix attesté équitable dans l’OPRA), puis 19 €, 25 €, 29 € et jusqu’à 41 € dans les 6 mois qui suivent.

Le présentateur de l’offre de 2014 utilise, pour justifier d’un prix de 40 €, toute une série d’artifices (nous en avons dénombré 18 en tout) dont les principaux sont :

1/ l’augmentation de son estimation du coût du capital pour Orchestra entre 2013 et 2014 (il avait aussi présenté l’OPRA de 2013), alors que chacun sait que les taux d’intérêt et les primes de risque ont baissé sur la période [5]. Pour atteindre cet exploit, le présentateur change opportunément de sources pour la prime de risque, augmente de 50 % (sic) le beta désendetté entre 2013 et 2014 alors que rien dans l’activité de la société ne justifie une hausse de son risque.

2/ l’ajout d’une prime spécifique au coût du capital de 3,5 % contre 1,5 % l’année précédente pour tenir compte du risque de réalisation du plan d’affaires et de l’illiquidité de l’action.

Opposer aux actionnaires minoritaires une prime d’illiquidité dans le cadre d’une expropriation est un contre-sens et un abus manifestes puisque leurs actions vont leur être, qu’ils le veuillent ou non, rachetées en numéraire. Où est l’illiquidité qui justifierait une décote ? C’est comme si pour évaluer un terrain qui doit être exproprié pour la construction d’une autoroute, on lui appliquait une décote sous prétexte que plus personne ne veut l’acheter maintenant que le projet de construction d’une autoroute est connu.

3/ L’utilisation de multiples observés sur des sociétés qui ne croissent plus ou plus guère à l’EBE de Orchestra, alors même que l’EBE d’Orchestra devrait croître en moyenne de 14 % par an sur les 5 prochaines années. Ce faisant, le présentateur fait semblant d’ignorer qu’à niveau de risque identique les multiples des sociétés en faible croissance sont plus petits que ceux des sociétés en forte croissance.

Le premier expert nommé pour l’OPAS-RO de 2014 n’est pas en reste de son côté.

1/ Il se rend bien compte que le taux d’actualisation du présentateur (11,6 %) n’est pas un taux de marché et qu’il doit retenir un taux de marché (8,9 %). Mais ceci aurait pour effet automatique de faire passer la valeur de l’action bien au-delà de 40 €. Pour y remédier, il dévoie le cash-flow fade auquel il recourt [6] en faisant tomber, dès la fin du plan d’affaires, la croissance de l’activité de 14% à 1,5 % par an et en divisant par deux la marge d’exploitation, alors que la théorie et la pratique prévoient une évolution progressive. Le prix est ainsi comprimé sous 40 €.

2/ Quant à l’approche analogique par les multiples boursiers, ce premier expert fait la même erreur que le présentateur en choisissant des entreprises à faible croissance (- 0,8 % pour les ventes et 4,2 % pour l’EBE, contre 14 % par an pour Orchestra) et inclut dans son échantillon une entreprise en perte (ce qui est loin d’être le cas d’Orchestra) afin de faire baisser le multiple moyen et le prix de l’action Orchestra de plus de 20 %.

3/ Il écarte ou ignore les références à des opérations similaires de retrait de cote d’entreprises comparables (Du Pareil Au Même en mars 2008 à 7,2 fois l’EBE ; Camaïeu en 2011 à 6,9 fois). Il est vrai qu’elles le conduiraient à extérioriser des valeurs supérieures à plus de 70 €, soit bien loin du prix proposé par l’initiateur.

L’AMF, sensibilisée sur ce dossier par des courriers d’actionnaires minoritaires, dont ceux de l’un de nous devenu actionnaire d’Orchestra à l’automne 2013, demande à Orchestra de mandater et de payer un autre expert indépendant pour fournir un second avis indépendant.

Ce second expert nommé pour l’OPAS-RO comprend bien qu’il doit prendre pour coût du capital un taux de marché, qu’il ne peut pas utiliser le cash-flow fade de façon aussi peu orthodoxe que son prédécesseur, mais que ce faisant, sur la base du plan d’affaires d’Orchestra, il a de bonnes chances de dépasser 80 € pour une offre à 40 €.

Pour converger avec les vues de l’initiateur qui l’a (indirectement) mandaté et qui attend un avis l’équité à 40 €, il ne lui reste plus alors qu’à . . . modifier le plan d’affaires d’Orchestra ! Et c’est ce qu’il fait en réduisant le taux de croissance annuel de 14%/an à 5%/an et ceci sans aucun contact avec les dirigeants opérationnels d’Orchestra [7]. Ainsi, au lieu de quasiment doubler en 5 ans, les ventes et l’excédent brut d’exploitation ne croissent plus que de 28% en 5 ans ! Pas étonnant dans ces conditions que ce troisième expert indépendant réussisse à comprimer le prix sous 40 €.

Si ce n’est pas la première fois qu’un expert indépendant revoit un plan d’affaires, c’est à notre connaissance la première fois qu’un expert indépendant le revoit à la baisse. Habituellement, l’initiateur a tendance, pour défendre ses intérêts, à être très prudent dans son plan d’affaires, et il arrive que l’expert indépendant y mette le holà en revoyant à la hausse tel ou tel paramètre visiblement trop sous-évalué. Mais c’est la première fois, à notre connaissance, qu’un expert indépendant, dans le cadre d’une expropriation, revoit à la baisse un plan d’affaires.

Quant à l’approche par les multiples, elle n’est mentionnée par ce second expert qu’à titre indicatif ; il est vrai que cette approche aboutit selon lui à des prix compris entre 45 € et 54 €, ce qui lui vaut d’être sacrifiée.

Ce double artifice lui permet de conclure au caractère équitable de l’offre à 40 € qui « préserve les intérêts des actionnaires minoritaires ».

Notons que pendant l’instruction du dossier par l’AMF, Orchestra achète un bloc de titres représentant 1,5 % du capital d’un de ses confrères britanniques sur la base de 9 fois l’EBE (sic). Orchestra annonce aussi vouloir obtenir l’autorisation de racheter ses propres actions jusqu’à un prix de 100 €. On peut être que stupéfait de la conjonction des décisions du conseil d’administration d’Orchestra, où ne sont représentés que les actionnaires majoritaires, contrairement aux recommandations et aux pratiques de place. :

1/ recommander aux minoritaires une offre dont les administrateurs sont les initiateurs, conduisant à une expropriation desdits actionnaires minoritaires à 40 €,

2/ tout en considérant qu’il est dans l’intérêt social de pouvoir racheter les actions de la société jusqu’à un prix de 100 €.

L’AMF a un autre point de vue. Elle autorise l’OPAS, car elle ne peut pas faire autrement. En effet, le prix de 40 € est supérieur à la moyenne des 60 derniers jours de Bourse et aux prix d’achat par l’initiateur sur les 12 derniers mois, soit les deux règles à respecter au cas particulier. L’AMF refuse par contre le retrait obligatoire à 40 € sur le fondement du prix alors même que les expert indépendants concluaient au caractère équitable de ce prix, y compris justement en cas de mise en œuvre d’une procédure de retrait obligatoire : une telle situation est à notre connaissance sans précédent depuis l’entrée en vigueur en droit français de la directive OPA en 2006, mais ce dossier était un tel cas d’école [8] . . . L’initiateur ne fait pas appel de cette décision.

L’OPAS a lieu fin juillet début août. Le marché parle après les experts.

L’OPAS est un échec, seuls 27 % du flottant vient à l’offre.

Nous verrons dans la seconde partie de cet article comment le système français d’appréciation des prix d’offre sur les sociétés cotées a rendu possible l’émission par trois experts indépendants, d’attestations d’équité sur des offres qui n’étaient manifestement pas équitables, tant à nos yeux qu’à ceux du marché. Nous ferons des propositions afin d’éviter à l’avenir que d’autres experts indépendants se retrouvent dans une telle situation.

 

[1] Pour plus de détails sur les retraits obligatoires, voir le chapitre 48 du Vernimmen 2015.

[2] Voir la page 717 du Vernimmen 2015.

[3] Offre Publique de Rachat d’Action, voir chapitre 41 du Vernimmen 2015.

[4] Pour plus de détails sur les rachats d’actions, voir le chapitre 41 du Vernimmen 2015.

[5] Voir pages  436 et 469 du Vernimmen 2015.

[6] Pour les détails, voir le chapitre 35 du Vernimmen 2015.

[7] Paragraphes 6 et 8.1.1 de l’opinion indépendante du second expert contenue dans la note en réponse établie par Orchestra le 24 juillet 2014.

[8] Le lecteur intéressé par l’analyse détaillée des rapports d’évaluation du présentateur et du premier expert de l’OPAS de 2014, les trouvera sur le site vernimmen.net en cliquant ici.