Un consensus se dégage à propos de la crise bancaire : l’idéal serait un mécanisme par lesquels les défauts bancaires seraient banalisés, c’est-à-dire ne seraient pas plus perturbateurs que l’est le défaut d’une entreprise industrielle, événement toujours traumatisant mais jamais cataclysmique. Si l’objectif est juste, trouver le bon mécanisme est un casse-tête. Nous sommes à mi-2013, et le plus honnête est de dire qu’on n’a pas beaucoup avancé. C’est porteur de leçon pour tout directeur financier.

 

Avant de faire la liste de certains de ces mécanismes, il faut rappeler ce qui distingue un défaut corporate d’un défaut bancaire : à l’annonce d’une crise de la banque, ses prêteurs se ruent comme un seul homme vers la sortie, ce qui aggrave la crise de liquidité, se transforme ipso facto en une crise de solvabilité (la banque vendant ses actifs à prix décotés) et prend un caractère systémique en raison de l’interconnexion du système bancaire. D’où le sauvetage à deux niveaux : la banque centrale comme prêteur en dernier ressort pour résoudre la crise de liquidité, et le cas échéant un « actionnaire en dernier ressort », l’État, qui renfloue la banque sur l’argent des citoyens.

 

Pour une entreprise « normale », une crise de liquidité n’est pas synonyme de crise de solvabilité. Si menace de défaut, ce sont les actionnaires en place qui renflouent, et à défaut, les créanciers qui trinquent. Perversité bien connue dans le cas bancaire, les créanciers privés sont au contraire préservés (au-delà des simples déposants), puisque toute annonce de défaut sur un titre de dette bancaire provoque la ruée bancaire qu’on cherche à éviter. Du coup, les prêteurs prêtent sans risque, à l’abri de l’assurance-crédit gratuitement offerte par l’État. Ils n’exercent donc pas la discipline qui convient, et le management lui-même n’a plus trop à s’occuper de la solvabilité (laissant le job aux régulateurs) et garde les yeux rivés sur le seul indicateur de ROE (rendement des fonds propres) et donc sur l’accroissement à toute force du levier de dette.

 

Voyons trois mécanismes censés transformer en pente douce ce qui est aujourd’hui une falaise brutale entre bonne et mauvaise santé bancaire.

     

  1. Les titres hybrides, subordonnés ou non,
  2. Les Cocos ou capital contingent,
  3. Le capital contingent à discrétion des régulateurs.

 

1- Les titres hybrides ou subordonnées, cela ne marche pas. L’idée de départ était bonne, et encouragée par les régulateurs. Il s’agissait de mettre en prise sur l’institution bancaire des porteurs d’une dette de second rang, dotant d’un airbag supplémentaire le bilan de la banque ; en général investisseurs avertis, et donc capables mieux qu’un particulier déposant de surveiller le management de la banque ; ayant enfin les moyens financiers, grâce à la très bonne rémunération de la dette subordonnée, de faire la recherche crédit appropriée à une surveillance efficace.

 

La crise financière a démenti tout cela. Il y a bien eu profusion de papiers hybrides, appelés lower Tier1, upper Tier 2, etc., selon un bestiaire compliqué, qui gêne la diffusion et la compréhension des produits mais qui a satisfait l’inventivité des banquiers d’investissement. L’étonnement est que ces « funny papers », comme on les appelle maintenant, s’ils ont violemment plongé, n’ont qu’à de rares occasions fait défaut, sauf quand la banque a elle-même fait faillite. Malgré la violence de la percussion, l’airbag est sagement resté dans sa boîte. Au prix de quelques émotions, les prêteurs de second rang ont été aussi bien traités que les prêteurs de premier rang, alors qu’ils empochaient des coupons deux à trois fois plus élevés (sans parler des déposants qui ne touchent rien).

 

Qu’est-ce qui a cloché ? Outre que le défaut sur un titre hybride déclenche sur les marchés un tarissement général du refinancement de la banque, il y a à mon sens une carence assez générale du droit des faillites, ceci dans tous les pays et valant autant pour les banques que pour les entreprises non financières. Il n’y a pas deux faillites, étanches en quelque sorte, une pour les porteurs subordonnés, une autre, bien après, pour les porteurs chirographaires. Un défaut sur les intérêts ou sur le principal d’une dette subordonnée entraîne le défaut général. Le coussin amortisseur n’amortit rien du tout. Pourquoi ce trou dans le dispositif légal ? Probablement parce que les instruments subordonnés sont d’existence trop récente et trop limitée pour que les tribunaux et le législateur aient eu l’occasion d’un travail juridique approprié, à savoir des dispositifs spécifiques de « faillite subordonnée ». Ceci dans le contexte ambiant d’un droit des faillites qui est un des domaines du droit des sociétés les moins stabilisés. C’est pour cela que la dette junior est en général réservée à des entreprises non cotées, dans le cadre par exemple d’un LBO. Nous n’y sommes pas pour les banques.

 

2- Le capital contingent (ou « Cocos » pour Contingent Convertibles), bien que mis en application par les banques suisses à l’instigation de leur régulateur, pose aussi de gros problèmes. Il s’agit d’obligations émises par les banques qui sont automatiquement converties en actions si certains convenants sont touchés (par exemple ratio des fonds propres sur l’actif bancaire inférieur à x%).

 

Grâce au capital contingent, il n’y aurait pas un « bail-out » de la banque par des investisseurs externes (l’État), ce qu’on traduit en français par « renflouement », mais un « bail-in » par les créanciers déjà en place, qui remplaceraient les actionnaires en cas de difficulté de la banque. On pourrait traduire hardiment bail-in par « enflouement. (Les financiers français semblent résolus à parler globish plutôt que de pousser à faire bouger notre langue.)

 

Charles Goodhart, un des meilleurs économistes bancaires, est pourtant critique de cette proposition. Voir dans Vox-EU : « Are CoCos from Cloud Cuckoo-Land? ». Il se méfie d’abord de la réaction de marché à l’approche du seuil de défaut (qui devrait être clairement observable par tous). Probablement, le titre se mettrait à chuter dangereusement, ce qui assècherait le financement des banques et pousseraient peut-être les porteurs de Cocos à shorter l’action pour se couvrir. Le management pourrait aussi se féliciter de cette façon commode et moins coûteuse de lever des fonds propres, ce qui émousserait sa vigilance (sauf si on suit la piste de rémunérer les managers non seulement en stock options, mais en « bond options » ou « Cocos options », de façon à leur faire garder la tête froide).

 

3- Pour parer cette difficulté, on a émis l’idée de conserver le principe des Cocos, mais sans l’automaticité de la conversion. D’où le capital contingent à la main des régulateurs,  une solution par exemple défendue par Gilian Tett, l’éditorialiste marchés du Financial Times (voir ‘Bail-in’ will save the taxpayer from the bail-out). En quelque sorte, la décision de conversion de l’obligation en action, et ses conditions précises, seraient à l’initiative plus ou moins complète du régulateur. Cet enflouement se prête probablement moins à une déstabilisation des marchés, le régulateur intervenant comment toujours au « douzième coup de minuit », mais d’une horloge qu’il est le seul à porter.

 

La clause d’enflouement devra être écrite en dur dans le contrat obligataire pour résister aux contre-attaques devant les tribunaux. Mais les ratios ou indicateurs qui justifient l’intervention seront décrits en des termes généraux, du style : « au cas où le levier de la banque est jugé dépasser par trop les limites telles que prévues dans la réglementation Bâle 3, etc. », de façon à éviter les effets de seuil tout en avertissant bien l’investisseur. La clause écrite sera aussi une épée dans les reins du régulateur, qui se laisse souvent manipuler par le politique pour ne pas intervenir ou le faire mollement.

 

Par rapport aux Cocos, on retrouve le débat traditionnel en politique monétaire de savoir s’il faut procéder par des règles préétablies, telles des convenants connus de tous, ou au gré (par « discrétion ») du régulateur. La règle préétablie génère une instabilité de marché à l’approche du seuil de l’indicateur. Elle pose aussi la question du choix de l’indicateur d’alerte, qui se révèle souvent instable, aléatoire (et donc contesté), voire manipulable. On connaît ce débat à propos des rémunérations variables des dirigeants d’entreprise. Il y a un merveilleux adage anglais : « a watched water never boils », qui souligne le côté très subjectif du temps pour celui qui attend impatiemment quelque chose. On pourrait dire à propos des indicateurs prédéfinis : « a watched indicator always boils ».

 

L’enflouement discrétionnaire fait peser une épée de Damoclès sur l’investisseur obligataire, ce qui élèvera sans doute le coût de financement des banques. Il ne donne pas non plus de solution à la crise de liquidité si elle advient ; ce qui laissera à la banque centrale son rôle de prêter en urgence à la banque fragilisée. Mais son avantage est qu’au moment même où la banque centrale fournira ces liquidités, elle, ou son acolyte le superviseur, forcera une recapitalisation de la banque dans les termes qu’elle demandera. Et la menace que la recapitalisation soit fortement dilutive exercera une pression préventive sur les actionnaires.

 

Qui est-ce qui fait alors que l’idée ne fleurit pas davantage ? Sans doute qu’elle obligerait à être générale, à savoir qu’il faudrait interdire toute émission de titre de dette bancaire, à l’exception peut-être des titres à court terme, ne comportant pas cette clause d’enflouement. Le régulateur n’ose pas. Ce titre serait pourtant un instrument poussant à mieux capitaliser les banques et à mieux surveiller les banquiers.