Patience ou innovation ? Le cas de la Société Générale des années 90

Parfois, mettre les moyens pour rattraper son retard vis-à-vis des concurrents ne suffit pas, qu’on soit un pays ou une entreprise.
On mentionne souvent ce phénomène par lequel les pays en développement rattrapent pendant un temps leur retard sur les pays développés, mais pour sembler bloqués à un stade intermédiaire. On appelle cela le Middle-Income Trap ou trappe à revenu intermédiaire. Dans un document récent très complet sur ce phénomène, la Banque mondiale relève une chose qui retient le lecteur. La difficulté à poursuivre le rattrapage n’est pas due à un manque en matière d’investissement matériel et humain sur les pays les plus avancés. A ce niveau, le retard par rapport aux États-Unis, le pays à la frontière technologique, n’est ainsi en moyenne que de 30 %. Pourtant, la productivité reste, elle, loin derrière : elle n’atteint qu’un cinquième de celle des États-Unis.
Ces pays ne savent pas ou ne peuvent pas utiliser ce capital physique et humain avec l’efficacité et la dextérité requises. Une bonne part des ressources investies, tant humaines que matérielles, semble investie à perte.
Or, le même syndrome se rencontre dans beaucoup d’entreprises. Le retard ne se voit pas tant dans les moyens de production employés – par rapport aux entreprises de la frontière – mais dans leur mise en œuvre industrielle, c’est-à-dire dans toute la logistique par laquelle on organise au mieux les ressources disponibles. C’est comme s’il manquait la recette leur permettant de les assembler de façon féconde.
L’exemple de la Société Générale
Qu’on permette à l’auteur de relater son expérience professionnelle dans une industrie de services très spécifique, la banque d’investissement, ou plus exactement son département M&A. Ceci à la Société générale des années 90, en signalant très vite que les choses ont évolué depuis.
Nous tentions à plusieurs, poussés par les dirigeants de la banque d’investissement, de construire une équipe de M&A. Ceci face à des concurrents comme les grandes maisons américaines, Goldman Sachs et autres, qui à l’époque pénétraient rapidement les marchés européens. Nous recrutions des personnes de qualité, nous disposions de moyens suffisants, mais il était clair que nous restions, malgré nos petits progrès, à des années-lumière de la technicité des concurrents américains. Le prestige manquait, bien sûr, dans un métier où le nom fait partie du service rendu quand il s’agit pour un dirigeant d’entreprise de convaincre son conseil d’administration.
Mais la recette était immensément dure à copier : elle supposait un appareillage fait de réactivité, de bonne connexion avec les analystes, d’un atelier de juniors capables d’appuyer la démarche commerciale, de liens solides avec des cabinets d’avocats ou d’audit, d’une certaine autonomie des banquiers qui ont besoin de se construire leur propre réputation sur le marché, etc. Cet assemblage avait mis vingt ou trente ans à se construire à Wall Street quand nous ne faisions que commencer. Et nous avions la difficulté d’implanter ce métier dans le contexte d’une banque commerciale, ce qui levait d’autres sujets d’organisation et de conflits d’intérêts. Les dirigeants de la banque d’investissement croyaient aider en recrutant des hauts profils venus des banques américaines (souvent des gens qui n’y avaient pas réussi) ou en organisant des alliances avec des boutiques M&A d’outre-Atlantique. Mais la greffe ne prenait pas et compliquait la vie de ceux qui péniblement construisaient l’équipe.
Comment rompre cette fatalité ? Il faut le temps et l’opiniâtreté. Mais une voie plus rapide – si elle se présente – est l’innovation technique parce qu’elle rebat souvent d’un coup les cartes en se moquant des expertises accumulées dans d’autres métiers. Dans cette même Société Générale des années 90, et parti de quasiment rien sinon les bonnes volontés et la vision d’un cadre récemment recruté, Antoine Paille, le département de dérivés (ou options) est devenu rapidement le leader mondial dans ce domaine.
Le métier était encore conduit en amateur aux États-Unis, alors qu’il n’est viable industriellement qu’appuyé par une culture d’ingénieurs, capable de combiner une gestion féroce des positions, car un livre d’options, sachant leur volatilité, exige des couvertures dynamiques sophistiquées. Il fallait aussi une informatique pointue et un déploiement mondial. L’expérience dont disposaient les banques américaines, venue d’autres segments de la finance de marché, leur servait peu et était plus un frein qu’une aide.
La Société Générale a perdu depuis sa place de leader dans le domaine. Malmenée par des débauchages réguliers de la part des banques dominantes en position d’oligopole à Wall Street ; sans doute aussi par la décision prématurée de la direction générale de fusionner le département options avec le reste d’une banque d’investissement qui demeurait encore en retard. On voulait copier un modèle anglo-saxon qui de fait s’est imposé partout dans le monde mais dont l’application trop rapide dans le cas précis entrainait les lourdeurs habituelles de la «gestion matricielle» où l’expertise manquait et la motivation se perdait.
De plus, l’inclusion au sein d’une banque commerciale donnait un avantage qui s’est révélé pervers, à savoir un accès facile à la liquidité (puisque fournie par la banque centrale) avec une trésorerie centralisée au niveau du groupe. Or, dans ces métiers complexes, l’adossement en continu des positions physiques et du cash est crucial. Jérôme Kerviel allait jouer de cette brèche. À nouveau la Société Générale aurait dû préserver – et même renforcer du point de vue du financement – l’autonomie de cette entité, comme elle a su le faire, bien plus tard, dans le domaine de la banque de détail, avec sa gestion à succès de Boursorama, aujourd’hui Boursobank.
La leçon industrielle est qu’on sous-estime au sein de beaucoup de grandes entreprises la persévérance qu’il faut pour acclimater un nouveau métier où les concurrents disposent déjà de positions fortes. Trouver la bonne combinaison des ressources en place est redoutablement difficile. Et, seconde leçon, il ne faut pas rater le produit ou le métier innovant qui permet d’un coup de rompre le plafond de verre et rendre possible une position de leader.
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