La présente réflexion part du constat simple et bien connu qu’offrent les deux graphiques qui suivent. Sur celui de gauche, on lit l’effet de ciseau marqué entre la consommation d’énergie des pays émergents (en vert sur le graphique de gauche) et celle en bleu des pays développés qui ont entamé un déclin lent, mais continue. (Les deux graphiques sont tirés d’une présentation de l’économiste du climat Michael Greenstone, dont un résumé figure sur le site Conversable Economist.)

Ce mouvement est inéluctable et va se poursuivre, comme l’indiquent les traits en pointillés du graphique. Il est impensable en effet que les pays moins avancés renoncent à la croissance de leur niveau de vie encore très bas.

Or qui dit énergie dit encore beaucoup consommation d’énergie fossile et émissions de carbone. Il y a certainement des progrès en route pour rendre moins carboné le mix énergétique, mais les besoins d’énergie de la part des pays moins avancés sont tels que le plus probable est le maintien de la forte des émissions de carbone.

 

 

C’est ce que montre le second graphique : il s’agit ici du stock d’émissions et non des flux. La partie gauche de ce second graphique cumule à aujourd’hui les émissions anthropiques parties dans l’atmosphère depuis les débuts de la révolution industrielle ; et le fait en distinguant les pays OCDE et les autres. On note que le « legs » historique des pays avancés (en bleu), celui que savent bien mettre en avant les pays moins avancés lorsqu’on leur réclame davantage de sobriété carbone, a été à peu rejoint par ces mêmes pays moins avancés. C’est le futur qui inquiète même si les prévisions sont difficiles en la matière. La partie droite du graphique montre le complet renversement : le cumul des émissions des pays moins avancés entre 2020 et 2100 serait trois à quatre fois ce qu’il a été jusqu’ici, alors que celui des pays avancés sera plus bas (mais encore important !).

En clair, l’enjeu carbone se situe dans les pays moins avancés.

Une conclusion fausse en est tirée du côté des pays avancés : peu importe donc notre consommation, disent-ils, ce n’est plus chez nous que cela se passe. Réduire trop violemment nos émissions serait même contreproductif, puisque cela pénaliserait notre croissance et nos emplois, d’autant plus si les pays moins avancés ne le faisaient pas. L’erreur est patente si l’on considère que la réduction des GES doit être le fait commun de tous les pays et que toute décarbonation, d’où qu’elle vienne, est bonne à prendre du point de vue collectif. Elle l’est aussi si l’on prend en compte que la croissance côté des pays moins avancés vient en partie de l’exportation chez eux des productions lourdes en carbone du monde développé. Mais elle l’est surtout parce qu’elle ne raisonne pas de façon stratégique. Car c’est en poussant le plus possible la transition vers le bas carbone que les pays avancés demeurent à la tête des pratiques, normes et technologies efficaces dans la lutte contre le climat. Et c’est cette expérience qui ouvre de nouveaux marchés et activités, essentiels pour tout pays, et particulièrement pour les pays moins avancés.

Le « vert » est vu alors comme un atout stratégique pour les pays avancés qui s’y engagent. Oui, l’effort de décarbonation n’y contribue que modestement à baisser les chiffres d’émission au niveau mondial ; oui, il pénalise les industries exposées à la concurrence des pays moins avancés moins regardants en matière écologique, mais il s’agit d’un atout stratégique pour la croissance de demain.

La conclusion vraie est donc de bien choisir les domaines où porte l’effort de décarbonation dans les pays avancés. Il faut miser là où sont les gains de productivité carbone car ce sont eux qui aideront la décarbonation dans les pays qui innovent et qui, par diffusion de ces innovations, l’aideront aussi dans le reste du monde.

Je voudrais prendre ici un secteur problématique : la décarbonation et l’isolation thermique des bâtiments existants, pour un coût budgétaire de 4 Md€ l’an. (Voir rapport 2023 du Citepa). Être forts dans l’isolation thermique de bâtiments situés en France, dans les conditions climatiques françaises et le rythme de renouvellement du parc, est-il le domaine le plus stratégique ? C’est utile pour nos objectifs nationaux de décarbonation ; c’est utile pour les gens qui habitent dans des logements mal isolés, souvent les ménages les plus modestes. L’argent public n’est-il pas mieux placé à trouver des modes de fabrication du ciment, des routes, de l’acier, mais aussi de batteries, d’usines de dessalement de l’eau de mer, de moteurs propres, etc., plus sobres en carbone que de rénover nos vieux bâtiments ? Où pèse le plus un milliard d’aides publiques à la décarbonation ? À la R&D environnementale ou dans la décarbonation de vieilles technologies en matière de logement ?