C’est l’histoire d’une petite ville. En Charente-Maritime, d’environ 5 000 habitants. Un grand Leclerc s’y installe. Impressionnant. Par exemple, offrant un « espace culturel » avec un rayon librairie dont la petite ville ne pouvait rêver autrefois, un rayon produits blancs inégalé, etc. Le succès est immédiat.

Tout aussi immédiat l’impact sur les commerces de centre-ville. C’est en gros de l’ordre de 20 à 30 M€ de chiffre d’affaires annuel qui leur échappe d’un coup, c’est-à-dire les 3/4 de leur revenu brut. Une à une, les boutiques dépérissent, les panneaux « fonds de commerce à vendre » fleurissent. Ne restent à terme que les boulangeries, des supérettes mal fournies, les touchantes merceries et bien sûr les banques et agents d’assurance.

Les jeunes ménages se félicitent des prix plus bas et du gain de pouvoir d’achat que permet le supermarché. Un saut en voiture de 5 km, ce n’est rien. Moins les personnes âgées, moins les jeunes, qui se déplacent plus difficilement. Ils perdent en pouvoir d’achat et en qualité de vie. Moins les habitants de centre-ville qui profitaient de l’animation urbaine. Moins encore les petits commerçants en place : le fonds de commerce, c’est pour eux le patrimoine retraite, qui se trouve réduit à pas grand-chose.

C’est le progrès, avec ses facettes contradictoires. Pour les villes plus grandes, un petit commerce rénové peut tout à fait trouver sa place, jouant sur la rapidité et la flexibilité de l’offre ; être offensif jusqu’à poser des problèmes de positionnement marketing aux porte-avions du commerce alimentaire de périphérie. Qui aime aujourd’hui perdre son samedi à faire cahoter sa voiture dans les bouchons ou son caddie dans la file de caisse ? Mais pour les villes plus petites, l’équilibre urbain est plus complexe à trouver.

Il faut regarder pour cela l’équation économique. La baisse des prix permise par la grande distribution moderne a eu un effet majeur, analogue aux plus grandes des innovations technologiques. Donnons-en une idée. Il y a cinquante ans, avant son apparition, la marge brute de la distribution, pour les produits d’épicerie par exemple, était en gros équivalente au coût des marchandises vendues. Ce qu’on appelait la « culbute », règle du pouce qui fonctionne encore par exemple pour la distribution en boutique de l’habillement. Elle était plus grande encore, en raison des coûts logistiques, pour les produits frais. Désormais, la grande distribution tourne avec des marges brutes de 10-15 %. Le calcul devient simple : la consommation des ménages fait en gros les deux-tiers du PIB ; la part commercialisée par la grande distribution fait une grosse moitié de la consommation et donc plus d’un tiers du PIB. Passer de 100 % de marge à 10 % économise, c’est-à-dire rend à l’économie, de l’ordre de 15 à 20 % du PIB, autant de ressources déployées sur d’autres activités, selon le mécanisme habituel de la croissance. Comme la concurrence reste toujours aussi vive entre grands distributeurs (avec des réserves que nous mentionnerons prochainement), le gain économique est redistribué essentiellement en aval, c’est-à-dire vers le consommateur (ce que les économistes appellent le « surplus du consommateur »). Les marges restent limitées tant chez les distributeurs que surtout (sinon plus !) chez leurs fournisseurs de l’agroalimentaire. L’emploi des commerçants se réduit drastiquement, mais le surplus est redéployé vers plus de consommation ou vers d’autres biens et services qui compensent largement en termes d’emploi et de qualification.

Le calcul économique doit certes prendre en compte des effets moins bénéfiques, mal pris en compte par le marché. Par exemple, la grande distribution consiste pour beaucoup à transférer sur le consommateur le coût de la logistique : plutôt que de transporter les packs d’eau minérale en centre-ville, où ils sont achetés au détail par les résidents, c’est le consommateur lui-même qui assure le transport (dans le coffre de sa voiture) et le stockage (dans son logement dont le coût au m² n’a fait que croître). Par exemple aussi, le coût écologique est mal pris en compte. Qu’est ce qui est préférable : 500 voitures individuelles ou deux camions pour transporter l’eau minérale de l’entrepôt de périphérie (l’hypermarché pour les particuliers) vers les détaillants de centre-ville (leur logement pour les particuliers)1 ? Quoi qu’il en soit, il est raisonnable d’estimer que les bénéfices de l’innovation dépassent largement ses coûts.

Là où le bât blesse, c’est pour notre petite ville. La plupart des effets positifs et négatifs s’y retrouvent, sauf un, décisif, qui est de nature géographique : le surplus du consommateur n’est guère redéployé localement. Voyons cela.

Par rapport au Leclerc d’aujourd’hui, le boucher d’autrefois facturait donc en moyenne 80 % « trop cher »2. Mais cet argent était pour l’essentiel dépensé sur place. Disons pour imager que si le boucher vendait sa viande « trop cher », il achetait en retour son lait ou ses vêtements 80 % « trop cher » à ses collègues. Il captait le surplus, mais le redistribuait localement. Le PIB local restait peu affecté. Dès lors que la petite ville n’est pas capable de proposer toute la gamme des biens et services modernes, le surplus s’en échappe. Sans compter qu’une partie du surplus consiste en la marge brute du grand distributeur, qui va certes en salaires et emplois locaux, utiles en période de désindustrialisation, mais aussi en dividendes et autres revenus qui quittent la petite ville. Sans compter aussi que cet effet négatif est cumulatif : la perte d’attractivité du centre-ville dissuade d’autres activités de s’y installer.

Le choc technologique qu’est la grande distribution de masse n’a donc pas localement tous les bienfaits attendus parce qu’il se combine avec, et encourage largement, une polarisation croissante du territoire au profit des grandes agglomérations. Celles-ci non seulement savent retenir leur valeur ajoutée, mais captent en sus celle des territoires ruraux ou de faible densité démographique. Le grand commerce est loin d’être le seul responsable, bien sûr. Qu’on songe par exemple à l’exode de valeur ajoutée lié à la grande agriculture, qui, à part l’exploitation de la terre, n’entretient plus une activité locale importante.

Un prochain billet discutera des mesures de politique économique capables de contrevenir à ce mouvement s’agissant du petit commerce. Mais notons sans ouvrir un débat bien plus complexe que ce couple progrès technique / polarisation géographique se rencontre aussi à l’échelle des pays à propos de la mondialisation. Quid si le pays dans son ensemble n’est pas capable de retenir le surplus du consommateur ni de capter celui des autres pays3?

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1. Je laisse de côté la question plus directe : vaut-il mieux eau en bouteille ou eau du robinet du point de vue économique et écologique ?

2. On suppose qu’il faisait la culbute, soit une marge de 100% sur le coût d’achat. La grande distribution fait une marge de 10 %. Le prix de vente passe donc de 100 à 55, pour un coût d’achat de 50. D’où la hausse d’environ 80 %.

3. Avec une différence de taille : comment, demanderez-vous, la petite ville peut-elle de façon structurelle s’appauvrir en valeur ajoutée ? Pour un pays, il y a des forces de rappel : la balance commerciale se creuse, ce qui déprécie la monnaie du pays déficitaire et apprécie la monnaie du pays excédentaire. La compétitivité du pays déficitaire se rétablit et, au terme d’une longue période (très longue parfois : pensez à la Chine et à l’Europe !), le pays regagne de la valeur ajoutée. Pour la petite ville dans une collectivité nationale, la force de rappel, c’est les transferts publics : retraites, subventions, services publics qui demeurent, etc. autant d’éléments qui amortissent le choc, mais sans le régler fondamentalement et qui même sont le prétexte pour ne pas changer l’ordre des choses.