Nous avons vu dans un précédent billet que la grande distribution, avec l’ambivalence de tout grand progrès technique, provoque aux côtés de bénéfices économiques majeurs des effets de distorsion géographique entre grandes et petites agglomérations. Le petit commerce est évincé depuis longtemps des localités rurales ; il l’est maintenant des petites et moyennes villes, comme le montre mon exemple charentais.

Les instruments aux mains des politiques quand ils veulent ou ont voulu répondre au problème sont bien imparfaits. L’arsenal comportait traditionnellement deux types de mesure : réguler via des commissions locales d’autorisation d’exploitation ; réguler via les quotas de surface. Les commissions de régulation, surtout quand elles sont composées de corps représentatifs de la localité, « se capturent » aisément et finissent par servir des intérêts très catégoriels ; les quotas se contournent ou bien se retournent à l’avantage des acteurs déjà en place : interdire à un Auchan de s’installer près du Leclerc fait l’affaire… du Leclerc, qui acquiert ainsi une position de monopole et qui aura liberté de relever ses tarifs une fois place nette (c’est-à-dire une fois les petits commerces évincés). C’est ce qui caractérise la situation concurrentielle entre les grands distributeurs : très forte au niveau national, mais qui s’accommode de monopoles locaux parfois extrêmement profitables, créées par la singularité du site (« retail is location ») ou par une réglementation inappropriée.

Il y a donc une lassitude du corps politique, d’autant que par simple effet démographique la pression politique que pouvait exercer autrefois les petits commerçants s’atténue. Les Pierre Poujade et Gérard Nicoud sont loin. (Quel contraste avec le débat que soulève la libéralisation, pourtant indispensable, du nombre de taxis à Paris : les chauffeurs titulaires de licences de taxi verrouillent efficacement les choses, pour ne pas voir se réduire le prix de la « plaque », leur caisse de retraite à eux ! Les petits commerçants peuvent envier un tel pouvoir.).

D’autres instruments sont-ils envisageables ? J’en vois deux :

Le premier, c’est tout simplement le prix de l’essence. Les urbanistes savent à présent le choc que va représenter la hausse inéluctable du coût de l’énergie sur l’organisation urbaine mise en place depuis environ un demi-siècle en Europe, depuis un siècle aux États-Unis : l’étalement n’est plus optimal et rend antiéconomiques les modes de circulation qui prospéraient récemment. La TIPP, une accise sur le litre d’essence, est à la fois un impôt écologique et un impôt de rééquilibrage commercial. Il n’est qu’à voir les États-Unis, où le prix de l’essence est sensiblement plus bas qu’en Europe en raison de taxes négligeables. On identifie là une des causes des dommages bien plus grands que fait Walmart aux commerces des centres-ville que les Leclerc et Carrefour chez nous. En économie libérale, le prix de l’énergie doit traduire sa rareté économique et l’ensemble de ses coûts directs et indirects. À défaut, les choix d’investissement sont erronés, avec parfois un effet structurel lourd, comme le sont les choix d’urbanisation du territoire.

J’admets que le second instrument est controversé. Le voici : libéraliser les horaires d’ouverture des magasins, notamment le soir et le dimanche.

Comment ! Une mesure qui défavoriserait à nouveau le petit commerce alimentaire qui garde le privilège, comme les marchés ambulants, d’être ouvert le dimanche matin !

Tout à fait ! Pour deux raisons :

  1. Avec l’extension présente de la grande distribution, le dommage résiduel sur le petit commerce n’est plus si important.
  2. La consommation des ménages de la petite ville (et de toute zone de chalandise) est un montant fixe : on ne consomme guère plus à disposer d’un temps d’achat plus long.

La mesure provoque donc une baisse globale de la productivité de la grande distribution et une hausse de ses coûts, surtout salariaux : un même montant d’achats est étalé sur davantage d’heures d’ouverture. Les distributeurs vont donc arbitrer entre le surcroît de ventes qu’ils peuvent attendre individuellement de l’extension de leurs horaires d’ouverture et la hausse de leurs coûts salariaux. Avec une course vers le bas, de nature vertueuse s’agissant de l’objectif poursuivi : les acteurs n’ont collectivement aucun intérêt à ouvrir davantage ; mais individuellement oui, chacun pensant qu’à ne pas ouvrir ses ventes partiront chez le concurrent qui ouvre.

Le petit commerce souffre moins de ce désavantage puisqu’il fonctionne en gros à coût fixe (et il ouvre déjà fréquemment le dimanche). Il perd à cause de la nouvelle concurrence le dimanche ; il gagne à cause de la forte hausse relative des coûts de fonctionnement de la grande surface. Le second facteur est propre à lui ramener de la clientèle tout au long de la semaine. L’effet sur l’emploi local est, quant à lui, sans ambiguïté positif (ouvrir le dimanche oblige à accroître d’un 1/6e le personnel de vente), au prix certes d’une dégradation des conditions de travail (travail tardif ou le dimanche), que des salaires plus élevés vont peut-être compenser.

On vérifie des expériences étrangères que les effets sont à peu près ceux indiqués ci-dessus. La libéralisation des horaires en Grande-Bretagne a eu un effet positif sur l’emploi et sur l’animation des villes, bien mornes autrefois. C’est également le cas en Allemagne, qui a étendu en 1996 jusqu’à 8 heures du soir les horaires des magasins. Les États-Unis sont peut-être un contre-exemple : la quasi-totale liberté d’ouverture des magasins n’a pas empêché le règne sans partage de la grande distribution.

La mesure proposée revient à faire financer sur les résultats d’exploitation de la grande distribution et un peu sur les prix à la consommation l’accroissement du service rendu aux consommateurs par extension des horaires, les embauches qui vont avec, et surtout – pour ma petite ville de Charente – la survie des commerces de centre-ville et la rétention locale du surplus du consommateur.