Nous célébrons actuellement 10 années d’application des normes comptables internationales IFRS au sein de l’Union Européenne et il nous apparaît intéressant de montrer en quoi l’application du référentiel IFRS permet d’améliorer l’information financière et comptable publiée, sans toutefois bouleverser ses pratiques, de même qu’elle contribue au dialogue entre les directions opérationnelles et la direction financière du groupe.

Commençons en rappelant quelques faits. Vivendi a adopté les normes IFRS sur la période 2003- 2005, juste après le changement de Direction générale à l’été 2002, sous la contrainte d’une crise de management et de liquidité, au moment donc où la survie du groupe était en question…

Pour les équipes comptables, cette situation se transforma en « opportunité paradoxale » car, toutes choses égales par ailleurs, la nouvelle Direction leur donna carte blanche pour améliorer la perception de l’information financière publiée par le groupe, mise à mal toute l’année 2002. Il faut aussi rappeler que l’ancienne Direction fut dès l’année 2001 animée par la volonté d’appliquer le plus largement possible les normes comptables américaines (« US GAAP »), dans la limite des traitements compatibles avec les normes comptables françaises.

Car malgré certaines ouvertures faites dans le référentiel français à une approche plus économique des comptes consolidés (impôts différés, location-financement, etc.), il n’était pas encore possible d’appliquer les normes IAS 39 ou FAS 133 à la comptabilisation des instruments financiers dérivés, pour ne citer que cet exemple.

A ce moment de son histoire, l’option préférentielle de Vivendi pour les normes comptables anglo-saxonnes peut surtout être vue comme la traduction dans l’information financière et comptable de l’ambition internationale du groupe, ainsi qu’une certaine appétence de l’ancienne Direction pour les marchés des capitaux américains (Vivendi était alors coté sur le NYSE).

Plus prosaïquement, cette option reflétait la nécessité pour le groupe de disposer d’une « grammaire » comptable commune à l’ensemble des filiales après la prise de contrôle d’Universal, du fait de la prédominance nord-américaine des nouveaux métiers (cinéma, musique, jeux vidéos). Last but not least, les US GAAP mettaient à la disposition des équipes comptables une littérature abondante qui documentait précisément les traitements applicables à ces industries de contenus spécifiques et majoritairement représentées par des groupes américains.

Elle permettait ainsi à Vivendi de rendre comparable son information financière et comptable, donc la lecture de ses performances financières, à celle de ses principaux concurrents.

Anticiper

Fort du soutien de la Direction du groupe avant et après l’adoption obligatoire du nouveau référentiel comptable IFRS en 2004-2005, le choix de la Direction financière de Vivendi est de se conformer, de façon constante, rigoureuse et proactive, à toutes les normes IFRS applicables, ce qui en outre conduit à adopter par anticipation les nouvelles normes chaque fois que cela était possible.

A cet égard, on peut citer les normes IFRS 3 (regroupements d’entreprises) et IAS 27 révisées (consolidation), appliquées dès l’exercice 2009 ; de même que les normes IFRS 10 (états financiers consolidés, qui donne une nouvelle définition du contrôle), IFRS 11 (joint-ventures) et IFRS 12 (information à fournir sur les intérêts détenus dans d’autres entités) dès l’exercice 2013.

Cette approche peut paraître évidente en 2016, eu égard au succès de la diffusion des normes IFRS dans l’Union Européenne et dans le reste du monde, mais il ne paraît pas inutile de le rappeler quand le référentiel IFRS est critiqué par certains. Il nous semble que ce référentiel a retenu l’essentiel de la pertinence et de l’efficacité des US GAAP, à savoir la cohérence économique des traitements comptables au-delà de l’apparence juridique des transactions, ainsi que la cohérence d’ensemble du référentiel garant de la pertinence des comptes pris dans leur ensemble.

En outre, à l’inverse des US GAAP, le référentiel IFRS est conçu sur un socle de principes robustes et aisément compréhensibles par tous, se libérant ainsi d’un défaut intrinsèque du référentiel américain, conçu comme un ensemble de règles, conformément à la culture juridique américaine, règles qui peuvent être prises en défaut par la créativité des financiers ou des comptables…

Toutefois, l’engagement en faveur des IFRS n’est pas exempt d’inconvénient, dont celui de rompre avec le statu quo issu des normes comptables françaises.

Ce faisant, Vivendi accroît l’écart entre ses comptes consolidés et les comptes statutaires de la société-mère et de ses filiales, ce qui ne manque pas de créer parfois des difficultés aux fiscalistes de la maison…

Se poser les bonnes questions

Au cours des 10 dernières années, cette conviction s’est renforcée au contact des principales instances en charge d’établir, réglementer et coordonner l’usage des normes comptables internationales, qu’il s’agisse en France, de l’AMF, de l’ANC, de l’AFEP et d’Acteo-Medef, et en Europe, de l’IASB, de l’EFRAG, de BusinessEurope, de l’ETAF (« European Telecommunication Accounting Forum ») et de l’EMAF (« European Media Accounting Forum »), aux travaux desquels Vivendi contribue assidûment.

Nous pensons que la participation à ces travaux de place, associés au dialogue avec les commissaires aux comptes et l’ensemble des firmes d’audit, sont garants de l’intégrité du référentiel comptable appliqué par Vivendi et de la pertinence de nos choix quant à ses évolutions futures.

Mais l’engagement de Vivendi en faveur du référentiel IFRS n’est pas simplement philosophique, il est aussi rendu nécessaire par la diversité même des métiers du groupe, créateur et distributeur de contenus musicaux, télévisuels et cinématographiques en France et dans le monde entier, ainsi qu’encore récemment, concepteur de jeux vidéos et opérateur de télécommunications en France, au Maroc et au Brésil. Dans l’éventail des options et interprétations existantes au sein du référentiel IFRS, l’antagonisme des métiers se reflète parfois dans leurs choix comptables, alors que Vivendi, présent sur l’ensemble de la chaîne de valeur, est soumis à l’impératif de maintenir la cohérence des traitements de l’ensemble de ses métiers.

La géométrie variable du chiffre d’affaires

L’application du référentiel IFRS continue de poser certaines questions, tant aux dirigeants qu’à la Direction financière de l’entreprise, car les choix issus du référentiel comptable peuvent être structurants pour la gestion de l’entreprise, un exemple étant le changement en cours de norme IFRS relative à la comptabilisation du chiffre d’affaires.

Cette évolution est critique parce qu’elle affecte la première ligne du compte de résultat (« top line »), qui est un indicateur primordial de la performance économique du groupe et de chacun de ses métiers et de ce fait, est présenté en première ligne dans le rapport de gestion, dans le compte de résultat, dans le communiqué de presse sur ses résultats de même que dans les présentations aux analystes financiers et aux investisseurs.

Sur cette première ligne du compte de résultat repose le calcul de la marge de l’entreprise et ultimement de son résultat net.

Prenons l’exemple du secteur des jeux vidéos : lorsqu’une différence de raisonnement s’établit entre la réalité économique de l’entreprise (ventes mesurées sur la base du nombre de boîtes de jeux vidéos vendues) et l’application du traitement comptable selon la norme IAS 18 (le chiffre d’affaires généré par la vente de boîtes de jeux vidéo ayant des fonctionnalités en ligne importantes est étalé sur la durée estimée de l’usage des fonctionnalités en ligne), alors le dirigeant de l’entreprise et le comptable IFRS ne calculent plus le chiffre d’affaire de la même façon…

Une ou plusieurs prestations

Selon le raisonnement comptable, les fonctionnalités en ligne des jeux pour consoles et l’obligation faite à l’éditeur d’en assurer le fonctionnement pérenne constituent, pour les jeux concernés, une prestation de service faisant partie intégrante du jeu lui-même.

Dans ce cas, les normes comptables ne permettent pas de comptabiliser de façon distincte le chiffre d’affaires lié à la vente des boîtes de jeux et celui lié aux services en ligne, car il n’est pas possible de mesurer objectivement leurs valeurs respectives, les services en ligne n’étant pas facturés séparément.

De ce fait, la comptabilisation du chiffre d’affaires lié à la vente des boîtes de jeux est étalée sur la durée estimée de l’usage des fonctionnalités en ligne, généralement à compter du mois qui suit leur livraison.

Autrement dit dans le langage technique des comptables IFRS (un raisonnement identique ou presque est conduit selon les normes comptables américaines, qui ont édicté des règles prescriptives en la matière), le chiffre d’affaires généré par la vente combinée d’un logiciel et d’un service gratuit de jeu en ligne est comptabilisé comme une vente à éléments multiples, dont les différentes composantes ne peuvent pas être enregistrées séparément.

En effet, la comptabilisation séparée de chaque composante repose sur le fait d’être en mesure de déterminer de façon fiable leur valeur respective, sur la base de preuves objectives (données observables par un acteur de marché neutre).

En l’absence de ces dernières et en l’absence de facturation distincte du service en ligne, les deux prestations (vente du logiciel et service en ligne) ne peuvent donc pas être dissociées.

Elles sont par conséquent comptabilisées globalement et étalées sur la période attendue de l’usage du service de jeu en ligne, qui est variable selon les jeux concernés (généralement estimée entre 6 mois et un an).

L’alignement sur la performance

La nouvelle norme IFRS 15 requiert une évaluation subjective du logiciel et du service gratuit en ligne respectivement, sans référence obligatoire à des preuves objectives, en se fondant sur le meilleur jugement de la Direction de l’entreprise.

Sur cette base, une fraction moindre du chiffre d’affaires généré par la vente de la boîte devrait logiquement être allouée au service gratuit de jeu en ligne. Ce qui devrait se traduire par un étalement plus limité, non globalement systématique du chiffre d’affaires généré par les ventes de boîte de jeu et devrait ainsi réconcilier partiellement la mesure de la performance commerciale

(« nombre de boîtes vendues ») et sa traduction comptable (« chiffre d’affaires enregistré selon la norme IFRS 15 »).

Toutefois, cette amélioration du traitement comptable ne sera pas complètement satisfaisante pour l’utilisateur premier des comptes en normes IFRS, à savoir l’entreprise elle-même, en particulier son dirigeant opérationnel.

Afin de pouvoir mesurer l’efficacité de sa gestion passée et anticiper ses performances futures, planifier ses décisions pour l’année en cours et celle qui suit, allouer les ressources de l’entreprise à moyen terme, la performance commerciale « pure » de son entreprise est le nombre d’unités vendues multiplié par leur prix de vente effectif, qui reste la seule mesure pertinente.

Le chiffre d’affaires IFRS n’est pas incohérent avec les ventes, mais il devient une fonction dérivée de la performance économique réelle, qui s’explique par les hypothèses retenues pour établir cette fonction dérivée.

Dialoguer

Pour conclure, il semble important de rappeler que de notre point de vue, les entreprises sont les premiers utilisateurs des données comptables IFRS et qu’à chaque fois qu’une norme induit un écart entre la performance économique et sa traduction comptable, le dirigeant est incité, voire conduit à créer son propre référentiel, nommé « mesure à caractère non strictement comptable » par le régulateur (« non-GAAP measure » dans le jargon anglo-saxon), dont la réconciliation avec la « mesure à caractère strictement comptable » (donnée comptable établie conformément aux normes IFRS) est une source potentielle d’incompréhension ou de défiance pour les autres utilisateurs des comptes de l’entreprise, que sont les actionnaires, les investisseurs, les analystes financiers, l’ensemble de la communauté financière.

Il nous apparaît donc essentiel de rappeler notre souhait que les régulateurs comptables maintiennent constant et fructueux le dialogue avec les entreprises, qui sont souvent les plus ardents défenseurs et les meilleurs promoteurs du référentiel IFRS.