La croissance est au Sud, dans les pays émergents. Proches de l’Europe, les pays de la rive sud et est de la Méditerranée sont touchés par la crise économique mais beaucoup moins que l’Europe et retrouveront rapidement leur taux de croissance de 5 % à 7 %. Moment historique d’inversion de croissance, car dans le même temps les pays du Nord peinent, le climat social se durcit, le chômage progresse, la désindustrialisation bat son plein, la croissance est atone.

Faut-il que les pays européens se résignent à la désindustrialisation ? Au déclin, au dumping social et environnemental de certains pays émergents qui ne respectent pas les mêmes exigences ? Avec un peu d’imagination et de courage, un chemin de croissance forte peut être trouvé.

De l’imagination ? Regardons l’Allemagne, qui demeure un pays industriel (30 % de la valeur ajoutée nationale) et le premier exportateur mondial de produits manufacturés au coude-à-coude avec la Chine. Depuis quinze ans, et afin de rester une puissance industrielle, l’Allemagne a adopté une stratégie innovante – comme le fit le Japon dans les années 1960 – fondée sur la qualité, la montée en gamme, des délocalisations dans les pays de l’Est européen afin de conserver des emplois sur le territoire national dans les productions haut de gamme, les fonctions de recherche et de management. Dès les années 1990, craignant une arrivée massive des populations venant des Peco, l’Allemagne a systématiquement délocalisé des fragments de la chaîne de production en Pologne, en République tchèque, en Bulgarie… Elle s’est saignée à quatre veines, a adopté un comportement de fourmi, d’épargne, de restriction des salaires et de redéploiement de son appareil productif dans son voisinage oriental.

Ce faisant, les populations des pays de l’Est européen se sont stabilisées, les salaires y ont augmenté. Peut-être aurait-il fallu davantage coupler délocalisation, montée en puissance des systèmes sociaux locaux et programmes de formation professionnelle ? Sans doute. Mais en dépit du chômage et de la baisse conjoncturelle de ses exportations, on est fondé à dire que l’Allemagne a suivi une stratégie gagnante qui la place dans une situation structurelle plus favorable que la plupart des pays d’Europe de l’Ouest. Et, depuis 2005, elle poursuit ses délocalisations vers la Méditerranée, particulièrement vers la Tunisie.

A l’inverse de ce qu’a fait l’Allemagne, la France condamne trop souvent les délocalisations proches ou lointaines, espérant garder 100 % de la valeur ajoutée dans ses bassins d’emploi. C’est impossible. En poursuivant sur ce schéma, la désindustrialisation est inévitable et le chômage ne peut que croître. Les industriels et les hommes politiques français devraient admettre qu’une part importante de la valeur ajoutée doit se délocaliser dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée qui font partie de l’Union pour la Méditerranée.

Du courage ? Il faut en effet des hommes politiques courageux qui arrivent à convaincre que le « tout national » c’est fini, que le codéveloppement avec les voisins est une nécessité. Seul un espace unifié de 500 millions d’Européens et demain 450 millions d’Arabo-musulmans, d’Israéliens et de Turcs, constitue le cadre adéquat pour faire face à la guerre économique et à la guerre des monnaies que préparent les autres régions intégrées d’Asie de l’Est ou d’Amérique. Disons le franchement, l’avenir de l’Europe, c’est la Méditerranée. Tout ce qui manque aux pays européens, la jeunesse, les marchés, l’énergie, ils le trouvent au Sud et, réciproquement, tout ce qui manque aux pays du Sud et de l’Est, la gouvernance politique, les brevets, ils le trouvent au Nord.

Mais il y a à cela une condition : l’Union pour la Méditerranée ne doit pas être une zone de libre-échange comme le propose le président Barroso ; ce doit être une région de politiques publiques communes, de protections sociale et environnementale élevées et non pas une simple opportunité conjoncturelle d’exploiter les bas salaires ou de capter les hydrocarbures du Sud. L’UPM doit affirmer ses préférences collectives : valoriser la proximité et limiter le transport à très grande distance, coûteux en énergie et en CO2 ; valoriser la complémentarité pour un développement productif et durable ; promouvoir un développement solidaire, véritablement partenarial, incluant des transferts de technologies, des programmes de formation professionnelle, et l’amélioration des systèmes sociaux au Sud. Sur la base de telles préférences, alors pourrait naître une préférence communautaire, voire une certaine dose de protectionnisme, pour financer la protection sociale et environnementale de cette grande région euroméditerranéenne.

Préconiser un retour à un protectionnisme sur des bases nationales ou même strictement européennes n’irait pas dans le sens de l’histoire du monde multipolaire qui s’organise à travers de grandes régions Nord-Sud. Il faut faire comprendre que, dans l’intérêt de tous les Européens et de toutes les populations sud-méditerranéennes, les frontières du marché commun de demain, les frontières de Schengen de demain, les frontières de la protection sociale de demain, les frontières des exigences environnementales de demain, doivent être au sud du Maroc, au sud de la Tunisie et de l’Algérie, et à l’est du Liban, de la Syrie, de la Jordanie et de la Turquie.

« Si on ne garde pas d’usines, on n’aura pas d’emplois », dit le président Sarkozy. D’accord. D’accord avec l’idée qu’une économie forte ne peut se passer de sa composante productive. D’accord avec l’idée que cela demande le retour des politiques et notamment des politiques industrielles. Mais, pour garder une grande partie de nos usines, il faut partager la valeur avec les pays du Sud qui nous sont proches. C’est en contribuant à développer ces pays, et non pas la Chine ou le Brésil, c’est en créant à notre tour des « dragons méditerranéens » que la France et l’Europe sauveront leur industrie.
Je sens monter une certaine animosité vis-à-vis de l’Allemagne : en se comportant comme une fourmi, elle aurait abusé de la faiblesse de ses voisins orientaux et imposerait une concurrence croissante au sein même de l’Union européenne. La France a trop longtemps eu un comportement de cigale, retardant son nécessaire redéploiement industriel. Ayons l’humilité d’admettre que ce que nous reprochons à l’Allemagne nous pourrions le faire avec les pays sud-méditerranéens. Ayons la volonté d’y transférer une partie de la chaîne de valeur, et de défendre ensemble des préférences collectives euroméditerranéennes qu’on ne trouve ni dans l’Alena ni en Asie orientale.

 

Article original publié par Les Echos. Pour toutes les informations utiles sur l’Institut de Prospective Economique du Monde Méditerranéen, rendez-vous sur le site de l’IPEMED.