La Commission européenne s’est engagée à juste titre à faire en sorte que les entreprises créent une valeur sociétale à long terme, plutôt que de simples profits à court terme. L’année dernière, elle a chargé EY de mener une étude sur les devoirs des administrateurs et la gouvernance d’entreprise durable, afin d’identifier pourquoi les entreprises se concentrent sur « la maximisation de la valeur à court terme pour les actionnaires plutôt que sur l’intérêt à long terme de l’entreprise » (EY 2020).

Le rapport a émis diverses propositions, telles que l’obligation légale des administrateurs de « bien équilibrer » les intérêts des employés, des clients, de l’environnement et de la société aux côtés des actionnaires ; « rendre obligatoire l’inclusion de paramètres non financiers (environnementaux, sociaux et de gouvernance) … dans la rémunération des dirigeants » ; et adopter des « règles contraignantes obligeant les États membres à introduire des mécanismes destinés à encourager l’allongement des périodes de détention des actions ».

Il est tentant de croire que les problèmes radicaux nécessitent des solutions radicales ; en fait, ils ont surtout besoin de solutions efficaces. Comme dans le domaine médical, l’efficacité impose que le diagnostic du problème et que les remèdes suggérés reposent sur des preuves rigoureuses.

Dans le processus de consultation de l’étude EY, des universitaires et des praticiens de premier plan ont soulevé plusieurs préoccupations sérieuses concernant l’étude, rendant son diagnostic et le traitement proposé peu fiables. En conséquence, en lien avec les professeurs Luca Enriques, Jesse Fried, Mark Roe, Steen Thomsen, j’ai organisé un appel à la réflexion, 1 signé par plus de 80 membres de la recherche l’ECGI (European Corporate Governance Institute), exhortant la Commission à prendre note de ces préoccupations avant de prendre part. Certaines des préoccupations soulevées sont les suivantes.

 

La valeur actionnariale est un concept à long terme

L’étude fait référence à plusieurs reprises à la « valeur actionnariale à court terme ». C’est un oxymore parce que la valeur pour les actionnaires est un concept intrinsèquement à long terme. Un principe de base en finance veut que la valeur pour l’actionnaire soit la valeur actualisée de tous les flux de trésorerie futurs. Cela est vrai en pratique, pas seulement en théorie : de nombreuses entreprises parmi les plus valorisées au monde ont des cours élevés en raison de leurs opportunités de croissance, et non de leurs bénéfices actuels (ROE 2020).

Cette distinction va bien au-delà de la sémantique. Si le court-termisme est un problème, le remède est de mettre plus l’accent sur la valeur pour les actionnaires. En effet, la recherche montre que de nombreux facteurs associés au capitalisme actionnarial (à long terme) créent de la valeur à long terme tant pour les actionnaires que pour la société :

  • Activisme des actionnaires : Brav et al. (2015) constatent que l’activisme des hedge funds – considéré comme la quintessence du court-termisme – améliore à la fois la productivité totale des facteurs et la productivité du travail, et Brav et al. (2018) montrent qu’il favorise l’innovation. Chu et Zhao (2019) démontrent que les entreprises ciblées par des activistes de fonds spéculatifs réduisent les émissions de produits chimiques toxiques, et Jiang (2021) constate que l’activisme des actionnaires augmente la diversité. En prenant du recul par rapport à la recherche académique et en regardant l’actualité, on constate que ce sont souvent les actionnaires qui poussent les entreprises à agir davantage en faveur du climat, et non l’inverse.
  • Rémunération basée sur le cours des actions : Von Lilienfeld-Toal et Ruenzi (2014) montrent que les entreprises dont les PDG détiennent une participation importante surperforment de 4 à 10 % par an celles dont le dirigeant détient une participation réduite ; et il s’agit bien d’une causalité et pas seulement d’une corrélation. Flammer et Bansal (2017) constatent que les propositions d’actionnaires visant à mettre en œuvre une rémunération à long terme entraînent des améliorations de la rentabilité et de l’innovation à long terme et du comportement de l’entreprise à l’égard de l’environnement, des clients, des communautés et en particulier de celle des employés. Il est intéressant de noter que la rentabilité à court terme diminue, ce qui souligne à quel point la poursuite de la valeur actionnariale à long terme nécessite des sacrifices temporaires.
  • Rachats d’actions : l’étude d’EY soutient que les rachats d’actions privent les entreprises de liquidités pour investir, mais Brav et al. (2005) constatent que les entreprises prennent d’abord leurs décisions d’investissement, puis décident seulement après d’utiliser ou non les liquidités disponibles pour les rachats. Ikenberry et coll. (1995) montrent que les rachats d’actions sont associés à des rendements boursiers à long terme plus élevés aux États-Unis, et Manconi et al. (2018) démontrent que ce résultat est également valable dans la plupart des pays du monde.
  • Comportement des actionnaires : la critique du trading « à court terme » confond la période de détention d’un investisseur avec son orientation. Un investisseur peut vendre des actions à court terme mais fonder sa décision sur une analyse des perspectives à long terme de l’entreprise – comme désinvestir d’une entreprise si celle-ci ne mène pas une politique de réduction de son empreinte carbone. Fang et al. (2009) constatent que la liquidité des actions améliore la valeur de l’entreprise, et Bharath et al. (2013) montrent que cela est dû à une gouvernance supérieure des grands actionnaires (actionnaires de bloc). Edmans et coll. (2013) démontrent que la liquidité encourage les détenteurs de blocs à se former en premier lieu.

 

Les préoccupations fréquemment exprimées au sujet du court-termisme seraient-elle toutes fausses ? Certainement pas. Mais la cause est l’accent mis sur le résultat à court terme ou le cours de l’action, plutôt que sur la valeur actionnariale (à long terme). Par exemple, Almeida et al. (2016) constatent que les rachats d’actions entrepris pour répondre aux prévisions de bénéfices des analystes conduisent à une baisse de l’investissement et de l’emploi. Edmans et coll. (2017) montrent que lorsque les PDG sont préoccupés par le cours des actions à court terme, ils réduisent leurs investissements.

Ainsi, la solution n’est pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, et de rendre les dirigeants irresponsables vis-à-vis des actionnaires. Il s’agit plutôt de s’assurer que les managers se concentrent sur la vraie valeur pour l’actionnaire plutôt que sur les bénéfices ou le cours de l’action, par exemple en les payant avec des actions.

 

La valeur pour les parties prenantes peut être un concept à court terme

L’étude suppose également que la recherche de la valeur pour les parties prenantes conduit automatiquement à des décisions à long terme. Mais, comme je l’explique dans Edmans (2021), les entreprises peuvent être amenées à prendre des mesures à court terme pour atteindre leurs objectifs de développement durable, puisqu’elles n’enregistrent que des informations quantitatives et non des informations qualitatives (Edmans et al.2016).

Par exemple, lier la rémunération du PDG au nombre de nouveaux emplois créés peut amener le PDG à ignorer la qualité de ces emplois. Gantchev et coll. (2021) montrent que les fonds communs de placement se précipitent vers les actions notées vertes pour améliorer leurs propres notes ESG, ce qui entraîne une surévaluation de ces actions.

 

La valeur pour les actionnaires ne se fait pas au détriment de la valeur pour les parties prenantes

Le débat politique considère classiquement que le « gâteau » est fixe : la création de valeur pour l’actionnaire se fait au détriment de la valeur attribuée aux parties prenantes. La première doit être réduite pour que la seconde soit augmentée. En réalité, l’amélioration de la valeur pour les parties prenantes augmente généralement la valeur actionnariale (à long terme). Il est en est ainsi de la satisfaction des employés (Edmans 2011, 2012), de la performance sur les questions matérielles pour les parties prenantes (Khan et al.2016) ou encore les propositions en matière de développement durables proposées ou approuvées par les actionnaires (Flammer 2015). Ces études montrent pourquoi des actions destinées à accroître la valeur actionnariale profitent généralement tant aux parties prenantes qu’aux actionnaires.

Le plus grand danger pour la valeur des parties prenantes n’est pas le capitalisme actionnarial mais le «capitalisme managérial», situation où les managers irresponsables réduisent le gâteau pour les actionnaires et les parties prenantes. Les PDG coupés de la discipline de la valeur actionnariale mènent une vie tranquille et ne font pas l’effort nécessaire pour transformer leur entreprise (Bertrand et Mullainathan 2003) ou prendre les risques nécessaires à l’innovation (Atanassov 2013).

Contrairement à la mentalité d’un « gâteau fixe », qui suppose de sacrifier la valeur actionnariale pour donner davantage aux parties prenantes, une telle paresse réduit le gâteau pour les deux – l’échec de Kodak constitue à cet égard un excellent exemple (Edmans 2020). D’autres PDG peuvent poursuivre des objectifs sociaux, mais différents de ceux souhaités par les actionnaires. Masulis et Reza (2015) montrent que certains PDG font des dons à des organismes de bienfaisance – dont certains sont liés aux administrateurs de la société. Cai et coll. (2021) constatent qu’ils obtiennent une contrepartie pour cette générosité : ils bénéficient d’un salaire plus élevé et sont moins susceptibles d’être licenciés en cas de mauvaise performance.

 

Le rôle des régulateurs

L’idée que les régulateurs imposent aux administrateurs de respecter un équilibre entre les intérêts des actionnaires et ceux des parties prenantes semble séduisante. Mais elle est très difficile à appliquer, car on ne sait pas ce qu’implique un bon équilibre. Même en ignorant les actionnaires, il y a des conflits d’intérêt entre les différentes parties prenantes – par exemple, la fermeture d’une usine polluante améliore l’environnement mais nuit aux travailleurs. Les intérêts des parties prenantes sont-ils mieux équilibrés en fermant l’usine ou en ne la fermant pas ? Si la clôture de l’usine et son maintien peuvent être justifiés, le PDG peut prendre n’importe quelle décision, ce qui réduit sa responsabilité.

De même, l’étude d’EY mentionne que les administrateurs devraient « tenir compte des facteurs liés à la durabilité ». Ceci est encore une fois séduisant en théorie mais inapplicable en pratique : comment savoir si une entreprise a pris en compte un de ces facteurs ? Une entreprise dans le secteur énergétique peut prendre en compte l’effet de la fermeture d’une usine sur l’emploi mais décider malgré tout de la fermer parce qu’elle estime que la décarbonisation est la plus urgente.

Au lieu de viser à réduire la responsabilité des dirigeants à l’égard des actionnaires, la réglementation peut être utile de deux manières. Premièrement, elle peut garantir que les entreprises se concentrent sur la véritable valeur actionnariale plutôt que sur les bénéfices à court terme. Les suggestions de l’étude visant à empêcher les PDG de vendre leurs actions à court terme et à décourager les rapports trimestriels sont donc bienvenues à cet égard.

Deuxièmement, elle peut corriger les défaillances du marché qui font que la valeur actionnariale s’écarte de la valeur pour les parties prenantes, par exemple en interdisant ou en  taxant des externalités négatives, en subventionnant des externalités positives et en luttant contre les situations monopolistiques.

 

Note de l’auteur: les opinions développées dans cet articles sont celles de l’auteur. Veuillez consulter l’appel à réflexion pour connaître les points de vue partagés par tous les signataires de cet appel.

Cet article a été publié dans VoxEU le 26 avril 2021. Alex Edmans developpe également ses arguments dans une réponse formelle faite dans le cadre de la consultation de l’Union européenne.

 

Les références

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Atanassov, J (2013), “Do hostile takeovers stifle innovation? Evidence from antitakeover legislation and corporate patenting”, Journal of Finance 68: 1097–131.

Bertrand, M, and S Mullainathan (2003), “Enjoying the quiet life? Corporate governance and managerial preferences”, Journal of Political Economy 111: 1043–75.

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Endnotes

[1] https://ecgi.global/news/call-reflection-sustainable-corporate-governance

 

Cet article a été publié par VoxEU le 26 mai 2021. Il est repris et traduit par Vox-Fi avec due autorisation.