Les pressions en faveur d’une réforme de la régulation financière tournent autour d’une idée importante, celle de l’Hypothèse des Marchés Efficients (HME), selon laquelle les prix de marché sont déterminés rationnellement et reflètent pleinement toute l’information disponible. Si elle est vraie, l’HME implique que la régulation est largement inutile puisque les marchés allouent les ressources et les risques efficacement au travers de la « main invisible ».

 

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Les critiques de l’HME font valoir en revanche que le comportement humain est loin d’être rationnel, piloté qu’il est par des « esprits animaux » qui génèrent les bulles et les krachs, et la régulation est là pour rectifier ces mauvais comportements. Initialement réservée à un cercle étroit d’universitaires, la bataille entre disciples de l’HME et comportementalistes s’est élargie aux banquiers centraux, aux régulateurs et aux politiques, et le paysage futur de la régulation dépendra peut-être largement de l’issue de ce conflit. Les convictions fortes qui alimentent ce débat ont créé une fausse dichotomie entre ces deux écoles de pensée. En fait, les deux apportent des éléments de vérité, mais aucune ne donne une image complète de la réalité. Les marchés fonctionnent la plupart du temps efficacement en agrégeant de vastes quantités d’informations éparses en une mesure unique – le prix –, sur la base de laquelle des millions de décisions sont prises. Ce trait du capitalisme est un exemple de ce que Surowiecki appelait la « sagesse de la foule ». Mais assez souvent, les marchés peuvent tomber en panne et la sagesse de la foule peut devenir « la folie de la meute ».

Pourquoi les marchés peuvent-ils tomber en panne ? Les esprits animaux ! La recherche récente en neuroscience a montré que ce que nous considérons une conduite « rationnelle » résulte d’un équilibre entre plusieurs fonctions cérébrales, dont l’émotion, la délibération logique et la mémoire. Si cet équilibre se rompt – disons sous l’effet du stimulus d’une menace de mort – la raison peut être mise de côté en faveur de comportements plus instinctifs tels qu’un mouvement de Panurge ou une réponse du type combattre ou fuir.

Bien que peu d’entre nous rencontrent ce type de menaces tous les jours. Beaucoup de nos instincts sont toujours adaptés aux plaines de la savane africaine d’il y a 50000 ans. L’imagerie cérébrale a montré que des instincts similaires peuvent être déclenchés par des menaces plus modernes telles que la honte, le rejet social ou des pertes financières. Et en tant qu’animaux sociaux, les hommes réagissent en masse si la menace perçue est suffisamment importante, culminant occasionnellement en lynchage de foule, combats de rue, paniques bancaires et krachs de marché. Les marchés ne sont ni toujours efficients, ni toujours irrationnels – ils sont adaptatifs.

L’Hypothèse des Marchés Adaptatifs (HMA) – pour l’essentiel une vision de la dynamique des marchés venue de la biologie évolutionniste – est aux antipodes de l’orthodoxie économique, qui a été fortement influencée par les mathématiques et la physique. Cette orthodoxie a émergé pour une bonne raison : les économistes ont fait grâce à elles de véritables percées scientifiques, telles que la théorie de l’équilibre économique général, la théorie des jeux et les modèles d’optimisation de portefeuille et d’évaluation des dérivés. Mais toute vertu peut devenir vice si poussée à l’extrême. Le formalisme des mathématiques et de la physique dans lequel l’économie dominante aime à s’habiller peut donner aux observateurs extérieurs – principalement dirigeants d’entreprise, régulateurs et décideurs politiques – une perception  fausse de la précision fournie par les modèles.

Dans une perspective évolutionniste, les marchés sont simplement un ensemble supplémentaire d’outils que l’homo sapiens a développé dans son continuel combat pour sa survie. De temps en temps, mêmes les outils les plus fiables peuvent se casser ou être utilisés à tort.

L’HMA offre un cadre cohérent dans lequel l’HME et les biais comportementaux peuvent coexister. Un comportement qui peut sembler irrationnel est au contraire un comportement qui n’a pas encore eu le temps de s’adapter à un contexte moderne. Par exemple, le grand requin blanc se déplace dans l’eau avec une impressionnante agilité, grâce à 400 millions d’année de sélection naturelle. Mais mettez-le sur une plage, et ses battements vous paraîtront… irrationnels. Les origines du comportement humain sont similaires, ne différant que par la durée de temps que nous avons eue pour nous adapter à notre environnement (2 millions d’années), et par la vitesse avec laquelle notre environnement est maintenant en train de changer.

 

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Comme les six moines aveugles qui rencontrèrent un éléphant pour la première fois, chaque moine se saisissant d’une partie différente de l’animal et arrivant à des conclusions totalement différentes sur ce qu’est un éléphant, les disciples de l’HME et de la finance comportementale ont retenu des caractéristiques différentes d’un même système adaptatif.

Les implications de l’HMA pour une réforme de la régulation sont importantes. On peut faire confiance aux marchés pour bien fonctionner en temps normal, mais si les humains sont sujets à des émotions extrêmes, les esprits animaux peuvent submerger la rationalité, même chez les régulateurs et les décideurs politiques. Dès lors, des règles fixes qui ignorent les changements d’environnement auront presque toujours des conséquences inattendues : celles qui seront édictées à la sortie de cette crise seront trop rigoureuses en temps normal, et celles qui seront abrogées après une longue période de prospérité conduiront aux excès du futur. La seule façon de rompre ce cercle vicieux est de reconnaître son origine – le comportement adaptatif – et de concevoir des régulations pareillement adaptatives pour contrebalancer la nature humaine.

 

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