Pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas adopté largement le système métrique ? Je pensais habituellement qu’il y avait deux raisons. La première est qu’avec l’énorme marché intérieur américain, l’incitation à suivre les normes de mesure internationales était moindre. L’autre est que les États-Unis ont depuis longtemps un côté effronté et rebelle, une ambiance « tu n’es pas mon patron », ce qui signifie des réactions inévitables contre un système de mesure externe inventé par des Français et géré par un comité international basé en banlieue parisienne.

 

Cependant, Stephen Mihm présente des arguments convaincants pour démontrer que mon monologue interne sur le système métrique est faux, ou du moins sérieusement incomplet, dans « Inching toward Modernity : Industrial Standards and the Fate of the Metric System in the United States » (Business History Review, Spring 2022, protégé). Mihm se concentre sur les premières batailles concernant l’adoption du système métrique par les États-Unis, menées au 19e et au début du 20e siècle. Il défend l’idée que le système métrique a en fait été bloqué par des ingénieurs et des cadres formés à l’université, avec le soutien de grandes entreprises manufacturières.

En fait, le système métrique a occupé de nombreuses discussions politiques étatsuniennes au début des années 1800, après son adoption en France. Mihm écrit :

Dans les années 1810, la plupart des commentateurs considéraient le système métrique comme une expérience ratée. En 1813, un écrivain notait que le gouvernement français, bien que disposant de plus de pouvoir sur sa propre population que le gouvernement des États-Unis, n’a pas réussi à le faire adopter. « Les nouvelles mesures sont sur la table… mais les transactions s’opèrent par les anciennes. » En 1819, un comité de la Chambre des représentants qui étudiait la question s’est rallié à cet avis, soulignant l’échec de la France à faire adopter le système métrique à grande échelle.

 

Tout au long du 19e siècle, un débat s’est tenu sur les systèmes de poids et mesures appropriés, et le système métrique faisait partie de ces discussions. Les lignes de bataille de ce conflit ont commencé à se clarifier dans les années 1860. L’industrialisation croissante des États-Unis impliquait un mouvement en parallèle dans les industries et parmi les ingénieurs étatsuniens pour normaliser les mesures dans des domaines tels que les filetages de vis, les écrous et les boulons, la tôle, le fil et les tuyaux – afin qu’il soit possible pour une entreprise manufacturière d’utiliser des intrants provenant d’une variété de fournisseurs différents dans tout le pays, en étant sûr que les pièces s’emboîtent. Un mouvement similaire est apparu dans l’industrie ferroviaire, normalisant les essieux, les raccords, les vannes et autres éléments pour que le matériel roulant s’emboîte. Ce mouvement était dirigé par un mélange d’ingénieurs en mécanique et d’experts en gestion, et il était basé sur le pouce comme unité de mesure standard. Au moins à cette époque, il est juste de dire que la plupart des gens se souciaient beaucoup moins des mesures de poids ou de volume.

Mais un certain nombre de scientifiques et de réformateurs sociaux préféraient l’organisation logique du système métrique. Mihm rapporte qu’en 1863, « l’Académie nationale des sciences nouvellement créée a recommandé aux États-Unis d’adopter le système métrique. La même année, les États-Unis ont participé à des congrès internationaux sur l’affranchissement et les statistiques qui ont approuvé le système métrique à des fins scientifiques et commerciales. » Une loi fédérale a été adoptée en 1866 pour légaliser l’utilisation du système métrique.

La lutte à propos de la normalisation du système de mesure étatsunien évolue ensuite de la fin des années 1800 jusqu’au début du 20e siècle. Mihm en donne les détails. Par exemple, en 1873, l’éminent éducateur et président de l’Université de Columbia, Frederick Barnard, a fondé l’American Metrological Society pour faire pression en faveur du système métrique. Mais en 1874, une association étatsunienne de maîtres mécaniciens des chemins de fer a plutôt fait pression pour le système basé sur les pouces. Il déclarait : « Pendant que les savants français travaillaient à l’élaboration de ce système décimal de mesures interchangeables, les meilleurs parmi les mécaniciens américains résolvaient le problème de la fabrication de machines avec des pièces interchangeables. »

La dispute est devenue bizarre par moments. Mihm parle de l’Institut international pour la préservation et la protection des poids et mesures, fondé en 1879, qui promouvait la « métrologie des grandes pyramides», définie comme « la croyance que les Égyptiens avaient inscrit le pouce comme unité de mesure sacrée dans la conception de leurs célèbres structures. Dans les années 1870 et 1880, la métrologie des pyramides a canalisé une grande partie de l’opposition au système métrique aux États-Unis. »

Au cas où cela nous semblerait un peu farfelu, souvenons-nous qu’il s’agissait d’une époque où les scientifiques et les ingénieurs exploraient aussi le mesmérisme et les baguettes de sourcier. Pour le dire autrement, être un scientifique ou un ingénieur avec une totale rigueur logique dans un domaine n’exclut pas des approches plus imaginatives d’autres sujets, à l’époque ou aujourd’hui.

La question pratique centrale est devenue ce que les économistes appellent la « path dependency » ou l’effet d’héritage. Imaginons deux chemins différents pour une normalisation. Peut-être que dans l’abstrait, l’un est préférable. Mais si on s’est déjà engagé dans l’autre voie, que toutes les machines-outils et équipements existants sont basés sur cette autre voie, et que tous les travailleurs, fournisseurs et clients utilisent cette autre voie, alors les coûts de passage vers l’autre approche sont prohibitifs. Et plus on attend pour faire la transition, plus on est lié à la voie déjà empruntée. Si par exemple on dispose de canalisations pour l’eau et le pétrole mesurées dans un système en pouces et que les voies ferrées et le matériel roulant reposent sur ce système, alors on aura du matériel physique pour un système en pouces pendant des décennies.

La question du système métrique n’a cessé de faire des remous. « En 1896, la Chambre des représentants a examiné un projet de loi qui imposait l’utilisation immédiate et exclusive du système métrique au niveau fédéral, le reste du pays devant suivre quelques années plus tard. » Le projet a failli passer, avec relativement peu d’attention, mais on s’est inquiété du risque de perturber la production industrielle pendant une année d’élection, ce qui n’était pas une victoire politique. Lorsque le Bureau américain des normes a été créé en 1901, les administrateurs préféraient le système métrique, mais les ingénieurs et les grandes entreprises ont fortement résisté.

Au début du 20e siècle, cette dispute durait maintenant depuis des décennies et l’industrie étatsunienne était déjà fermement engagée dans un système de mesure basé sur le pouce. L’idée de faire basculer tout leur capital dans le système métrique leur semblait folle. De plus, les entreprises américaines exportaient déjà régulièrement des équipements basés sur le système en pouces vers des entreprises de pays qui étaient déjà nominalement sur le système métrique. Certains fabricants américains ont même fait valoir que le système de mesure unique basé sur les pouces les protégeait des concurrents étrangers.

 

Au début des années 1900, des projets de loi pour le système métrique ont été présentés au Congrès et ont été rejetés. Mihm écrit :

En 1916, ces efforts ont culminé avec la création d’une nouvelle organisation anti-métrique connue sous le nom d’American Institute of Weights and Measures. Une grande partie de son succès peut être attribuée à une campagne de relations publiques sophistiquée. L’Institut a publié des annonces et des éditoriaux dans des revues spécialisées ; il a réussi à faire pression sur des centaines d’associations commerciales, de chambres de commerce et de sociétés techniques pour qu’elles condamnent officiellement l’utilisation obligatoire du système métrique ; et il a surveillé de près la législation au niveau local, régional et national. Lorsque le groupe identifiait un projet de loi qui approuvait la conversion métrique obligatoire ou qui contenait simplement des clauses ouvrant la porte à une plus grande utilisation du système métrique, il mobilisait des centaines d’industriels, d’ingénieurs et de directeurs pour faire échouer le projet. Dans les années 1920, ses listes de membres comprenaient un grand nombre des entreprises les plus importantes de la nation ainsi que les présidents de nombreuses organisations industrielles. Ces organisations avaient un intérêt dans la normalisation et ont activement participé aux efforts parrainés par le gouvernement pour uniformiser davantage l’économie de la nation au cours des années 1920. Alors que les normes en pouces régissant tout, des pneus de voiture aux blocs de papier, devenaient la norme, les perspectives de passage au système métrique s’éloignaient de plus en plus. Ce n’est que dans des poches éparses du monde des affaires – le secteur électrique, par exemple, et les produits pharmaceutiques – que le système métrique est devenu dominant.

Nous avons maintenant atteint un point étrange dans l’expérience américaine où deux systèmes de mesure coexistent : le système traditionnel basé sur les pouces, avec les pintes et les gallons, les onces et les livres, est la façon dont la plupart des Américains parlent dans leur vie de tous les jours, mais le système métrique est la façon dont toute la science et la plupart des entreprises fonctionnent (à l’exception des métiers du bâtiment). De nombreux Américains font des allers-retours entre les deux systèmes de mesure tous les jours dans leur vie personnelle et professionnelle, en s’en apercevant à peine.

 

Repris de l’excellent site : The Conversable Economist du 12 mai 2022.

Cet article a également été publié sur Vox-Fi le 19 mai 2022.