Les appels se multiplient en faveur d’un changement de la règle de base de l’imposition des sociétés, qui veut que les frais financiers de la dette d’une entreprise sont déductibles de son bénéfice imposable. Le sujet est important et mérite un débat au sein de la DFCG.
Evidemment, à un niveau microéconomique, on cherche au maximum à limiter l’impôt, et tout directeur financier est heureux de trouver des postes comptables, dont les intérêts sur sa dette, qu’il pourra soustraire de sa base fiscale. Le ménage qui s’endette pour son logement serait heureux de pouvoir soustraire de son revenu imposable la charge de sa dette (ceci pour s’étonner déjà de la différence de traitement entre ménages et entreprises, porteuse d’arbitrage fiscaux pour les contribuables les plus riches). Il faut donc partir de ce qui est comparable : soit un impôt à 35% sur le bénéfice après frais financiers ; soit un impôt sur une base plus large comprenant les frais financiers, mais à un taux moindre (le calcul indique que le taux serait alors de 26% environ). A noter que la base plus large serait comptablement le résultat d’exploitation ou EBIT, ce qui aurait ce premier avantage de faciliter beaucoup certains calculs financiers.
Quel est alors l’impôt préférable ? L’IS à taux élevé et base étroite, ou l’IS à taux plus bas, mais base élargie ?
Personnellement, je vote sans hésitation pour la seconde formule. Ce blog est désireux de recueillir l’avis des membres de la DFCG.
Les arguments pour :
1- L’exonération des frais financiers est une subvention à la dette et favorise donc, au frais de la collectivité, les actionnaires des entreprises qui s’endettent[1]. Il y a un potentiel de surendettement dans l’économie qui est fait non pour un motif de gestion optimale du financement et de partage du risque pour l’entreprise, mais pour un simple motif fiscal[2].
2- Cet avantage joue surtout au bénéfice des grandes entreprises qui ont le « crédit » et peuvent facilement s’endetter. Les sociétés familiales et les startups n’ont pas cette facilité : les banques exigent d’elles qu’elles aient davantage de fonds propres, et même intégralement dans le cas des startups.
3- Cet avantage joue surtout au bénéfice des sociétés qui sont installées internationalement et peuvent participer à la concurrence par le bas en matière fiscale. En effet, comment échapper à l’impôt par les temps qui courent ? Délocaliser son outil de production dans un pays à faible IS ? Pas nécessaire et trop risqué. Il y a plus simple : le capital financier bouge beaucoup plus facilement que les usines. Il suffit de localiser une implantation dans un pays à fort IS et une autre dans un pays à faible IS. On endette jusqu’à la glotte l’entité du pays à fort IS et on finance par fonds propres l’entité du pays à faible IS. Puis, on organise les flux inter-sociétés sur cette base. Evidemment, les fiscs sont conscients de ces manœuvres et réagissent violemment en mettant en place un intense suivi des prix de transfert, des taux sur prêts inter-compagnies et désormais (voir le fisc allemand) des règles de capitalisation minimum des entités. Tout cela devient très pénible pour le directeur financier parce qu’il rend incommode la vie organique des grandes entreprises. A nouveau aussi, il pénalise les PME qui ne disposent pas de ces leviers et ne peuvent se payer les conseils fiscaux nécessaires. Donc une mesure : on supprime la possibilité de jongler avec la charge fiscale par simple manipulation du levier d’endettement.
4- Un second casse-tête des autorités fiscales vient de la continuelle création de produits de dette « hybride », intermédiaires entre fonds propres et dette, qu’on bâtit de façon à ce qu’ils aient la nature de fonds propres pour les créanciers de l’entreprise, mais bien sûr de dette du point de vue fiscal. L’ingénierie est souvent complexe, ce qui fait des juteuses commissions pour les banques qui les structurent et pour les agences de notation qui les adoubent. Ces produits sont indiscutablement utiles, mais il faut qu’ils servent à ce pourquoi ils sont fait : changer la répartition du risque pour les investisseurs dans l’entreprise, et non bidouiller l’impôt. Une solution simple : dette, quasi-fonds propres ou fonds propres, le traitement fiscal est le même.
Les frais de conseil fiscal des entreprises s’en trouveront diminués.
5- Si la mesure est prise à un niveau européen, on limitera les comportements scandaleux de certains États, dont l’État belge qui est un paradis fiscal sophistiqué (et du coup non dénoncé comme tel), toujours à la recherche d’expédient inventif pour faire venir les entreprises sur son sol[3]. Il se rattrape en assommant ses particuliers (qui du coup se livrent à leur sport national favori, celui de la fraude fiscale). On se rapprocherait ainsi du vœu de la Commission européenne d’une base unique (mais non d’un taux unique) pour le calcul de l’IS, pour accroître la transparence concurrentielle au sein de l’Union. La course vers le bas en matière d’IS en Europe pourrait s’en voir ralentie – on peut rêver ! – par réduction dans les petits pays de l’effet positif sur la collecte d’impôt d’une baisse du niveau de son taux.
6- Il fut un temps où l’exonération des frais financiers permettait d’ouvrir le crédit aux entreprises, à une époque où le crédit était rare et où le monde bancaire était réticent à prêter à une structure de société à responsabilité limitée. Quand l’impôt sur les sociétés est venu, avant la guerre de 14, le législateur n’a pas eu d’hésitation à créer cette subvention au recours à la dette qui finit dans la poche de l’actionnaire mais aussi, si on y réfléchit, dans celle du banquier, qui profite de la subvention pour augmenter en partie ses taux. Elle tenait aussi à l’époque d’une vision très « actionnariale » de l’entreprise, qui convenait à un monde capitaliste fait à majorité d’entrepreneurs individuels, d’où la grande société moderne à capital éclaté était absente. Dans ce monde, le créancier, rarement un obligataire, n’était pas perçu comme un acteur ou une partie prenante significative dans l’entreprise. Il tenait un rôle négligeable par rapport à l’actionnaire, simple fournisseur de financement. Les frais financiers devaient alors être traités à l’égal des frais facturés par d’autres fournisseurs. Aujourd’hui, l’actionnaire moderne est souvent un porteur de parts assez anonyme et très intermédié, fonds de pension, mutuelles, caisses de retraites, titulaire d’un contrat d’assurance-vie… Pourquoi le privilégier par rapport à un autre investisseur dans l’entreprise, le porteur de dette, uniquement parce que ce dernier a fait le choix d’un profil de rémunération moins risqué ? Il faut laisser l’investisseur qui participe au projet d’entreprise retenir le support de financement qui correspond le mieux au risque financier qu’il souhaite, sans considération fiscale. Pourquoi récompenser l’actionnaire par un gain fiscal quand il transfert à d’autres une partie du risque d’entreprise ?
7- A supprimer cette distorsion, on passerait d’un impôt à base étroite et taux élevé à un impôt à base large et taux moins élevé, mouvement dont la théorie fiscale nous indique qu’il stabilise l’impôt, qu’il a un impact moindre sur les prix relatifs et sur l’optimum économique et qu’il réduit l’évasion fiscale et les coûts de surveillance. Moins de schémas fiscaux basés sur des leviers de dette ou des créances hybrides. Une base large à taux plus faible, c’est un peu l’équivalent de la flat tax pour la fiscalité d’entreprise.
Evidemment, une telle mesure n’a pas que des avantages. Mais, cher lecteur du blog, je ne trouve que deux arguments contre sept à mettre de l’autre côté du bilan. A vos réactions pour en trouver d’autres !
1- Quel sort pour les intérêts créditeurs, ceux issus des placements de trésorerie de l’entreprise ? Par symétrie, il devient difficile de les taxer. C’est donc une partie de la fiscalité de l’épargne qu’il faut revoir, édifice fragile politiquement.
2- Le gouvernement a toujours peur d’éconduire les banques. Faut-il par symétrie sortir de leur revenu imposable les marges d’intérêt faites dans leur activité de prêts, les banques étant par ailleurs de grandes utilisatrices des arbitrages géographiques de l’impôt ? Pour le moins, si on maintenait cette taxation, il faudrait reconsidérer d’autres aspects de leur fiscalité, telle que la non-déductibilité de la TVA ou en France la taxe sur les salaires, deux particularités fiscales qui, combinées, équivalent à une taxation supérieure à 10 points de leur résultat avant impôt. Si la non-exonération de leurs intérêts débiteurs les conduisait à moins rechercher la hausse maximale de leur levier d’endettement, ce serait une bonne chose. La crise financière nous pousserait à dire que leurs fonds propres devraient au contraire être subventionnés (en imposant les distributions de dividendes ?), pour elles dont les fonds propres sont à la fois une assurance contre l’insolvabilité et pour l’économie du pays, dont les fonds propres bancaires sont une assurance contre le risque systémique de défaillance du système bancaire.

 

François Meunier


[1] Certains vont jusqu’à dire que cela amplifie les cycles de crédit et ceci est plus discutable : nous risquons aujourd’hui à nouveau une bulle de crédit liée aux taux d’intérêt extrêmement bas des autorités monétaires et on ne peut pas l’attribuer à cette règle fiscale : avec des taux courts à 1% pour les entreprises, le gain fiscal de la déductibilité est négligeable.
[2] Il y a un célèbre article de l’économiste Miller disant qu’on exagère l’effet de l’IS sur le choix du levier de l’entreprise. Il faut prendre en compte toute la structure fiscale, notamment les impôts sur les revenus de l’entreprise, coupons et dividendes, avant de porter un jugement.
[3] Les entreprises peuvent déduire du résultat imposable non seulement les frais financiers, c’est-à-dire le coût de la dette, mais aussi un coût « imputé » des fonds propres, calculé comme la charge financière qu’elles auraient à payer si les fonds propres étaient rémunérés au taux d’intérêt des obligations d’Etat. En quelque sorte, une taxation sur la « création de valeur », c’est-à-dire la sur-rémunération des fonds investis par rapport au coût du capital, qui assure là aussi la neutralité fiscale du mode de financement. La Belgique n’a bien sûr pas relevé son taux apparent d’IS suite à sa mesure, malgré le rétrécissement de la base fiscale, ce qui en fait une initiative fiscale très agressive pour ses voisins et d’esprit bien peu européen.