Le microcrédit intéresse la communauté des directeurs financiers. Le Blog s’est déjà saisi du sujet (Voir les deux billets : Le microcrédit a aussi sa place en France et Y a-t-il vraiment une place pour le microcrédit en France ?). Le présent billet est davantage historique et propose de s’appuyer sur l’histoire pour essayer d’éclairer le débat sur « le modèle économique du microcrédit : charité ou business ? »

 

Lorsqu’on demande à Muhammad Yunus – prix Nobel de la paix et fondateur de la Grameen Bank -, le taux d’intérêt qu’il pratique avec ses emprunteurs, la plupart des interlocuteurs s’étonnent. Comment peut-on prétendre combattre la pauvreté avec le microcrédit et pratiquer un taux d’intérêt supérieur à 20 % ? N’est-il pas choquant de faire ainsi payer des pauvres ? Yunus n’attend pas qu’on lui pose la question pour expliquer : en tant qu’entreprise, la Grameen Bank doit couvrir ses coûts, c’est-à-dire payer son personnel, son réseau d’agence et son infrastructure informatique pour toucher une clientèle nombreuse de petits clients très dispersés. Même si les pertes sont minimes (2 à 3 %) avec des emprunteurs pauvres, il faut aussi intégrer le coût du risque. La principale attente des clients est d’accéder au crédit – ce que les banques classiques ne leur permettent pas –, à des taux largement inférieurs à ceux des usuriers (50 à 100 %). Enfin, les clients étant aussi des déposants et des actionnaires, ils sont directement intéressés à la solidité et au succès de leur banque de microfinance.

 

L’essor des monts-de-piété

On cite souvent Friedrich Raiffeisen comme précurseur de la microfinance contemporaine. Son action en tant que bourgmestre d’une ville de Rhénanie et créateur en 1849 de la « Société de secours aux agriculteurs impécunieux de Flammersfeld » a largement contribué à faire évoluer les esprits. Elle a donné aux pauvres des moyens financiers de ne plus dépendre de la charité publique et de prendre leur sort en main. Mais il est encore plus intéressant de remonter au XVe siècle, dans l’Italie de Leonard de Vinci et des Médicis, où l’essor des montsde- piété a suscité une vraie révolution concernant les taux d’intérêt, révolution aussi importante que la découverte simultanée de l’Amérique. Les monts-de-piété sont des institutions charitables de crédit qui prêtent à des taux d’intérêt très bas contre des objets remis en gage. Ils se sont développés sous l’influence des Franciscains, en particulier Barnabé de Terni et Bernardino da Feltre. Le premier mont-de-piété s’est ouvert à Pérouse en 1462, et l’idée s’est répandue dans tout le Nord de l’Italie, en particulier à Sienne (1472), Gênes (1480), Milan (1483), Mantoue et Florence (1484). Bien avant l’Italie, un premier mont-de-piété avait été créé à Londres en 1361 par l’évêque Michael Northburgh, mais il n’eut qu’une existence éphémère car il prêtait sans intérêt…

 

Une dispute entre théologiens

Le développement des monts-de-piété donna lieu à une véritable dispute entre théologiens qui dut être tranchée au sommet de l’Église, non seulement par une bulle du Pape mais par la décision d’un Concile. De manière schématique, les Franciscains – qui vivaient dans une extrême pauvreté –, étaient les promoteurs des mont-de-piété, alors que les Dominicains et les Augustins – gardiens du dogme –, y étaient opposés.

 

Quels sont les arguments des parties prenantes ? Les Dominicains et les Augustins défendent la position traditionnelle de l’Église, affirmée lors des Conciles de Latran (1215), de Lyon (1274) et de Vienne (1312) interdisant le prêt à intérêt et menaçant d’excommunication et d’hérésie toute personne qui le pratiquerait, réservant de facto cette activité aux seuls banquiers juifs. Ils citent l’Écriture, en particulier Luc 6-35 : « Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. » Ils s’appuient sur Thomas d’Aquin, condamnant le prêt à intérêt comme facteur d’injustice et considérant à la suite d’Aristote la monnaie comme un simple facteur de mesure des échanges. En effet, Aristote opère la différence fondamentale entre l’économique et ce qu’il appelle la chrématistique, accumulation de la monnaie pour la monnaie, activité contre nature qui déshumanise ceux qui s’y livrent. Face à l’autorité des grands philosophes ou théologiens, les Franciscains mettent en avant des arguments à la fois pratiques et moraux. Avec un sens aigu de la casuistique, ils expliquent qu’il faut différencier entre deux contrats, l’un concernant le prêt, qui devait être gratuit, l’autre concernant la garde de l’objet en gage, qui suppose de l’espace, une prise de responsabilité et donc une légitime rémunération. Les échecs de certains monts-de-piété à Londres ou en Italie militent en faveur d’une juste couverture des coûts. Ils avancent des raisons qui ne sont pas liées à la nature du contrat : damnus emergens, perte subie, lucrum cessans, perte d’un gain potentiel si le prêteur avait gardé son argent, et periculum sortis, risque de ne pas être remboursé à temps. Ils mettent aussi en avant les avantages pour l’emprunteur pauvre, avec des taux de 5 % contre 20 à 50 % pour les usuriers. Derrière ces arguments raisonnables se cachent parfois des motifs moins avouables, comme concurrencer les usuriers juifs pour les faire partir des cités italiennes faute de réussir à les convertir…

 

Le débat fut vif pendant plus de 50 ans à l’intérieur de l’Église. Certains adversaires des monts-de-piété vont jusqu’à parler de « monts d’impiété », comme le moine augustin Nicola Bariano, auteur d’un ouvrage de 1494 précisément intitulé De Monte impietatis. L’un des adversaires les plus résolus fut le supérieur des Dominicains, Tomaso de Vio, qui deviendra le Cardinal Caetano et sera un des grands opposants à un moine augustin rebelle du nom de Martin Luther. En revanche, certains Dominicains comme Savonarole à Florence furent des avocats convaincus des monts-de-piété. En dernier recours, les adversaires en appelèrent au Pape, Léon X, fils de Laurent de Médicis. Ce dernier avait soutenu activement la création d’un mont-de-piété à Florence et attribué la somme de 500 florins sur sa cassette personnelle. Faisant la distinction entre taux d’intérêt et taux d’usure, Léon X publia la bulle « inter multiplices » qui reconnaissait les monts-de-piété comme des institutions charitables, dont les taux d’intérêt devaient être raisonnables, c’est-à-dire couvrir les coûts de fonctionnement. La décision du Pape fut entérinée par la 10e session du Ve Concile de Latran de 1515, qui confirma la légitimité des monts-de-piété et menaça d’excommunication tous ceux qui y seraient opposés. Dans ce contexte, la peinture reproduite en illustration de cet article est particulièrement intéressante. Il s’agit d’un retable de Bartolomeo Montagna peint en 1512 pour l’église franciscaine de San Marco de Lonigo près de Vicenza, et exposé maintenant au Bode Museum à Berlin. À la droite de la Vierge et de l’Enfant Jésus, Saint Homobonus, riche marchand vénitien du XIIe siècle, distribue son argent aux pauvres. À la gauche de Marie, Saint Francois d’Assise et son disciple Bernardino da Feltre, promoteur des monts-de-piété. Sur une même peinture, la vision traditionnelle de la charité à fonds perdus et la vision très moderne de la microfinance fondée sur un équilibre économique durable.

Cette peinture symbolise et synthétise un changement majeur de modèle économique et moral, qui était fondé jusque-là sur un double paradigme :
• le taux d’intérêt signifie l’usure donc l’hérésie ;
• la charité signifie le don à fonds perdus donc la vertu.

 

Un nouveau modèle : le prêt à intérêt

À partir de 1462 et surtout après le Concile de 1515, grâce à ces révolutionnaires que furent les Franciscains, va naître un nouveau modèle. L’usure reste condamnée et le sera à nouveau par les encycliques Vix Pervenit (1745) et Rerum Novarum (1891). En revanche, le principe du taux d’intérêt comme juste rémunération d’un service et d’un risque pris est accepté. Le prêt à intérêt, à condition que celui-ci demeure raisonnable, est considéré comme (presque) aussi vertueux que la charité à fonds perdus. Quand Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations Unies, affirme lors de l’année du microcrédit en 2005 : « la microfinance, ce n’est pas de la charité, c’est un vrai business », son point de vue rejoint celui des Franciscains. La recherche d’un impact social ne signifie pas de s’exempter des contraintes économiques. Au contraire, c’est en intégrant ces contraintes avec une extrême rigueur (contrôle des coûts et des risques) que l’on peut maximiser l’impact social, raison d’être de la microfinance.

 

Cet article est une reproduction originale de la revue échanges datée de mars 2008.