La candidate Kamala Harris a apporté son soutien à une possible interdiction fédérale des « prix abusifs » dans l’alimentaire et la pharmacie. Il s’agit de la première proposition de politique économique qu’elle ait formulé pour sa campagne présidentielle, ceci en réponse directe aux prix élevés de l’alimentation aux États-Unis, ceux-ci ayant crû de 25 % depuis 2020. Elle prévoit aussi des mesures pour endiguer la hausse des loyers.

Questions à traiter : Comment qualifier une situation de prix abusifs (price gouging en anglais des États-Unis) ? Et dans un tel cas, que faire pour la prévenir ou la corriger ? Le contrôle ou blocage des prix est-il un instrument efficace et légitime à cet égard ?

Pour commencer, note-t-on aujourd’hui des prix abusifs dans le secteur alimentaire aux États-Unis ? Pour être précis, des situations où les producteurs, et surtout les distributeurs auraient tiré parti de la violente poussée d’inflation, liée à la rupture des chaînes logistiques, à la crise ukrainienne, aux tensions liées au Covid, etc., pour accroître abusivement leurs prix ?

Un début de réponse a été donné par les comptables nationaux du pays. Le graphique ci-dessous, tiré du New-York Times, mais venu des comptes nationaux trimestriels, compare le profil des marges des distributeurs alimentaires avec les autres distributeurs sur les vingt dernières années (il s’agit du rapport des ventes aux coûts d’exploitation, il faut donc retirer 100 % aux chiffres du graphique pour avoir à proprement parler le taux de marge).

 

On voit que la montée des prix à la production lors de la fièvre entre 2020 et 2022 a été amplifiée clairement au niveau de la distribution, et donc des prix de détail. Depuis lors, mais alors que les marges des distributeurs se sont repliées dans les autres secteurs, elles persistent à leur niveau dans l’alimentaire, c’est-à-dire, deux points au-dessus de leur niveau de long terme (rejoignant, on doit le dire, le niveau du reste de secteur, à environ 7 % de marge brute). Il n’est donc pas impossible que le soudain choc sur l’offre ait aidé – comme souvent – à bâtir un mécanisme de collusion entre les entreprises. Chacune d’elles en effet, sait parfaitement que les prix d’achat ont crû et de combien pour leurs concurrents, ce qui limite le danger à être hors-marché si elle monte ses propres prix.

Tout cela est embarrassant pour l’administration Biden en période électorale, car les produits alimentaires sont les premiers produits par lesquels les ménages prennent conscience d’un relèvement des prix.

D’où quelques premières mesures : côté offre, en subventionnant la venue de nouveaux compétiteurs dans le secteur de la viande, très oligopolistique (où l’on voit que les États-Unis ne se limitent pas à une politique industrielle proactive dans le domaine des semi-conducteurs, mais regardent jusqu’à la viande – que l’Europe en tire leçon !). Côté demande, on augmentant fortement les fameux food stamps (bons d’achat alimentaires pour la partie pauvre de la population). Mais l’effet dans ce dernier cas a été de lever les scrupules que les distributeurs pouvaient avoir à monter leurs prix puisque les très bas revenus ne les subissaient pas, avec la retombée collatérale de persuader les catégories sociales juste au-dessus, un territoire qu’on sait travaillé activement la campagne de Trump, qu’elles sont les seuls à subir l’inflation évidemment causée par l’administration Biden.

D’où l’étape d’après contemplée aujourd’hui, consistant à fixer des règles de hausse sur les prix, voire carrément à les bloquer, par exemple sur certains produits iconiques, du type lait, œufs, pain. Et pour l’immobilier, de bloquer les loyers avec des règles telles que celles qu’a définies l’administration française dans les villes à tension sur l’immobilier.

La grande majorité des économistes tiquent. Pour eux, taire le signal des prix entraîne plus d’inconvénients que d’avantages. Car en cas de pénurie, la montée des prix a pour vertu d’accroître les incitations à produire davantage et, pour les consommateurs, à réduire leur demande, ce qui rétablit l’équilibre. À l’inverse, bloquer les loyers – sur la durée, on y vient – réduit les incitations des promoteurs à enclencher de nouvelles opérations, poussent les propriétaires à ne pas mettre leur bien à la location ou à limiter les réfections au maximum, et enfin suscite des passe-droits où certaines enveloppes circulent hors marché pour avoir accès au bien.

 

Y a-t-il des cas où le blocage des prix se justifie ?

La réponse est un oui mesuré, avec des aspects tant économiques que moraux. En effet, dans certaines situations de choc, l’offre ne réagit pas à une hausse des prix, ou du moins le fait très lentement. En France, la récente mesure de contrôle des loyers dans les zones en tension – qui doit être transitoire selon l’argument précédent – s’explique parce que le mécanisme d’ajustement est extrêmement lent, s’il est même possible, tant en raison des lois d’urbanisme que de la rareté foncière objective. Il y aurait sinon un effet d’aubaine pour les propriétaires difficile à justifier. Dans le contexte français, la suppression de la taxe d’habitation décidée en 2017 se révèle assez imprudente, car elle ne stimule nullement l’offre de logements et se contente de distribuer du pouvoir d’achat – ce qui a été son but affiché. Mais avec une offre verrouillée, le gain de pouvoir d’achat des locataires part totalement en hausse des loyers, ce qu’ont observé les spécialistes du secteur. Le contrôle des loyers freine au moins cette capture du gain fiscal par les propriétaires. Voir cette étude assez ravageuse faite par l’Institut des politiques publiques. La même imprudence semble vouloir être commise par Kamala Harris, indique Peter Coy du New-York Times : elle promet des allocations logement aux ménages pour compenser la hausse violente des loyers (pour être juste, elle entend aussi prendre des mesures pour stimuler l’offre).

Car on voit bien que les seules mesures utiles sur la durée sont celles qui poussent à développer l’offre immobilière, par exemple, dans le cas précis de la région parisienne, à développer des logements et des infrastructures de qualité dans la périphérie.

 

Où intervient l’aspect moral ?

Une catastrophe naturelle peut d’un coup couper l’accès à un bien. Par exemple, lors de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans, certaines compagnies aériennes avaient triplé leurs prix pour des habitants contraints de fuir la zone au plus vite ; par exemple, d’astucieux négociants ramassaient masques et alcools partout où ils le pouvaient quand le Covid a explosé pour les revendre à prix décuplés. Voir l’édifiante histoire de Matt Covin que racontait Vox-Fi. C’est cela qui choque le sens moral des gens.

Mais pas de tous. Certains libertariens n’y voient pas matière à souci. C’est le cas John Cochrane, un économiste accueilli régulièrement chez Vox-Fi pour la qualité de ses analyses en finance. Il nous prend ici à rebrousse-poil. Je cite (ma traduction) :

« Cette désapprobation culturelle et morale m’est apparue avec force il y a environ 25 ans. Nous roulions de Chicago à Boston dans notre monospace, avec quatre jeunes enfants, un chien et ma mère. Nous devions nous arrêter pour la nuit. C’était avant l’arrivée des téléphones portables et de l’internet, et la chose la plus courante à faire était de s’arrêter à une grande intersection d’autoroutes et de voir ce qui était disponible. Rien. Nous avons essayé un hôtel après l’autre. Rien. Il s’avère que c’était le week-end de Woodstock II. Au fur et à mesure que la soirée avançait, les enfants se transformaient en citrouilles. Finalement, nous avons trouvé un motel Super-8 miteux où il restait deux chambres pour 400 dollars. C’était à l’époque où les chambres de motel Super-8 coûtaient environ 50 dollars au maximum. J’ai tout de suite dit : « Merci, nous les prenons ! » Ma mère était furieuse : « Comment ose-t-il demander un prix aussi élevé ? » J’ai essayé de m’expliquer. « S’il avait demandé 50 ou 100 dollars, ces chambres auraient disparu depuis longtemps et nous aurions dormi dans la voiture ce soir. Remerciez-le et soyez reconnaissants ! ».

La question est bien là. Car celui qui est passé avant et qui ne pouvait se permettre les 400$ a dû dormir dans sa voiture.

Dans un moment normal, un marché efficace distribue les biens selon les goûts et la capacité contributive des gens. Que tous n’aient pas accès à un bien particulier ne pose pas de problème « moral » en soi, sauf si le bien est vital pour la personne. C’est bien ce qui arrive souvent en pratique en période de pénurie[1].

Dans un papier célèbre de 1970 (On Limiting the Domain of Inequality), l’économiste James Tobin donne l’exemple du thé en Grande-Bretagne durant la 2GM. Les routes maritimes vers l’Asie étaient hasardeuses, rendant extrême la pénurie de thé. Laisser libre cours au marché et donc à la hausse des prix signifiait que la maman du Tommy qui se battait sur le front allait être privée de son thé quotidien quand le lord continuerait à le savourer tranquillement.

L’exemple montre qu’en cas de choc majeur sur l’offre, d’autres mécanismes d’allocation des biens doivent être mis en place : la règle du premier arrivé (cas du motel Super-8), celle du tirage au sort ou celle du blocage des prix avec rationnement par ticket et coupons, et d’ailleurs, dans les cas extrêmes (le thé de la maman) sans négociabilité des coupons (ce qui veut dire que la maman qui n’aime pas le thé n’a pas le loisir de revendre son coupon).

Evidemment, les pouvoirs publics ne doivent pas laisser la situation perdurer. Car seules les mesures structurelles sont appropriées : une meilleure répression des situations monopolistes ; une meilleure circulation de l’information avec séparation des rôles sur les marchés ; des subventions à l’offre ; libérer les voies maritimes en gagnant la guerre… Mais entretemps et à l’occasion, oui, le blocage des prix. Les marchés sont choses trop fragiles pour être laissés sans règles strictes de conduite.

[1] Michael Sandel a écrit un livre important sur la dimension morale de la distribution par le marché, que j’ai recensé dans la revue Esprit : « Ce que l’argent ne saurait acheter : Les limites morales du marché », Seuil, 2014.