Il a suffi d’une sécheresse cet été en Russie pour qu’à nouveau, comme en 2008, le prix du blé flambe. Et avec lui, sans forcément de lien, le sucre, le coton… bref, l’ensemble des denrées agricoles. Ces hausses sont désormais structurelles, lit-on. Elles tiennent à deux facteurs, qui jouent principalement sur la demande : une population plus riche et donc mieux nourrie dans les pays émergents ; et, plus récemment, la compétition des biocarburants pour occuper, à coup de subventions, son lot de terres arables. On mentionne moins un troisième facteur, du côté de l’offre cette fois-ci, qui joue de façon plus rampante et peut-être plus pernicieuse : l’urbanisation galopante, notamment dans les pays émergents, qui dévore inexorablement les terres arables.

De tout temps, les villes s’étaient bâties là où les terres étaient le plus propices à la culture. Les coûts de transport étaient prohibitifs et obligeaient à mettre l’habitat au cœur des zones cultivables. Cette proximité signifiait aussi la sécurité de l’approvisionnement. Les villes côtières ou en bordures de voies fluviales ne desserraient qu’imparfaitement cette contrainte. C’est ainsi que Paris, pourtant ville fluviale, a germé au beau milieu d’un des bassins les plus fertiles d’Europe. Cette contrainte a façonné les villes telles que nous les connaissions en Europe : denses et resserrées, avec une rupture franche entre espace urbain et espace rural.

Ceci jusqu’à notre époque, qui marque à cet égard une rupture historique. La chute vertigineuse des coûts de transport depuis un siècle et demi pour le transport maritime et depuis un demi-siècle pour le transport terrestre change radicalement la façon dont s’organise l’espace urbain. Les conséquences en sont majeures : cette baisse favorise l’exode rural, à l’intérieur d’un pays ou par émigration ; elle rend acceptables des distances plus grandes entre lieu d’habitat et lieu de travail. La ville se développe alors, et le fait naturellement là où est déjà la ville, c’est-à-dire en mordant sur les zones cultivables à la périphérie, sans la parcimonie d’autrefois dans l’usage du sol.

On a l’exemple du Caire et plus largement de toute l’Egypte dont les zones urbaines se propagent au bord du Nil, en mangeant l’étroite bande de terre arable. L’urbanisation chinoise qui ronge les zones arables côtières ou fluviales a les mêmes caractéristiques. Les villes de Sao Paulo, de Tokyo ou de Mexico, chacune au-delà des 20 millions d’habitants, également. En clair, écoutant Alphonse Allais et aidées par le bas coût de l’énergie et une politique foncière à l’abandon, les villes vont très facilement à la campagne, et naturellement dans les plus fertiles des campagnes. L’Europe est moins frappée à ce titre que les pays émergents ou que les États-Unis : son essor à compter du 17e siècle s’est fait dans le même contexte économique au regard du coût des transports, ce qui l’a obligé à façonner son espace urbain dans la continuité des époques antérieures. Mais dans le cas de l’Egypte, ce n’est pas le cas. Pourtant, il est clair qu’un planificateur omnipotent y imposerait de déplacer les zones urbaines de 10 kilomètres à l’ouest ou à l’est du fleuve, là où le désert est intégral et la zone urbanisable sans dommage pour les cultures. Akhenaton, le pharaon maudit, avait été visionnaire en son temps quand il choisît de quitter Louxor, c’est-à-dire l’ancienne Thèbes, grande capitale de l’empire à son époque. Elle comptait alors tout au plus 5.000 habitants, contre 500.000 joyeusement aujourd’hui ! Pour ses raisons à lui, il fonda Akhetaton (l’actuelle Tell el-Amama) à l’écart du fleuve dans une zone désertique.

Notre douce France, aux ressources agricoles généreuses, n’en est pas encore là. Mais il faut noter que pour la première fois depuis deux décennies, les surfaces forestières ont cessé de grandir. Les urbanistes font le constat d’une dérive dangereuse, celle d’une préférence forte pour le pavillon comme mode d’organisation de l’habitat (la maison à 100.000 euros chère à M. Borloo), et d’une structure administrative (nos 36.000 communes) ne permettant pas de voir les questions d’aménagement de l’espace avec la large vue qui convient. Le mitage pavillonnaire de la Région parisienne en est la résultante. Il y a donc une vraie question pour les zones arables les plus productives. L’exemple des États-Unis devrait pourtant faire peur : leurs villes les plus récentes, à l’ouest, se sont bâties dans un contexte d’énergie gratuite, et sont donc tentaculaires. A tout le moins, pour certaines comme Phoenix, Dallas ou Los Angeles, elles mangent surtout des terres peu propices à la culture. Elles subissent aujourd’hui un véritable choc systémique face à la remontée du prix de l’énergie et du transport, frappant avant tout les populations pauvres, repoussées à la périphérie. On regarde avec fascination la carte de la ville de Sydney que publie le Sydney Morning Herald (voir le site http://anz.theoildrum.com/node/3968). Elle fait figurer la ponction sur les budgets de ménages que provoque la hausse du prix de l’essence depuis trois ou quatre ans. Dans les banlieues les plus éloignées, le budget transport dépasse les 6 % du revenu, contre moins de 2 % dans le centre de la métropole. Cela s’ajoute, pour les budgets modestes, à la hausse du prix des produits alimentaires.

Pourquoi ce troisième facteur, l’urbanisation, est-il le plus pernicieux ? Parce qu’il répond moins aux signaux économiques habituels. La hausse des prix agricoles, qui affecte durement les urbains pauvres, favorise les ruraux qui disposent de ressources de production. Elle pousse à investir dans des techniques culturales plus productives et à la mise en culture de terres nouvelles, y compris peut-être demain en Afrique dont le potentiel est considérable. Mais cette hausse est incapable d’inverser la tendance lourde du gonflement des métropoles existantes. Une première raison est qu’un politique foncière centralisée exige un pouvoir politique fort et légitime. Seul l’argument stratégique de l’indépendance alimentaire, ou des émeutes de la faim, peut l’ébranler. Et encore ne peut-on agir que sur l’urbanisation nouvelle en oubliant les sites déjà occupés : sauf à être le Akhenaton moderne, comment envisager de déporter tout Le Caire de 20 kilomètres vers l’est, et, ayant cassé le béton, d’y faire revenir la charrue ?

La seconde raison est que le marché qui sait tant bien que mal gérer l’allocation des ressources agricoles est moins à l’aise pour régler des questions d’allocation foncière d’une telle ampleur. Qui a intérêt individuellement à bâtir sa maison loin du Nil dans le désert ? Certes, le gain économique privé et collectif d’une grande agglomération active est immense et continue probablement à dépasser les meilleurs rendements agricoles. Ce n’est pas la ville en elle-même qu’il s’agit de pénaliser, mais son étalement spatial comme solution commode d’urbanisme. Autant la hausse du coût du transport peut jouer à le réduire (par exemple la chute présente de l’immobilier américain s’observe avec le plus de violence dans les périphéries et conduira, une fois passée la crise, les promotions immobilières à plus de retenue) ; autant une hausse de prix agricoles a peu d’effet et ne peut contrebalancer les gains qu’obtiennent certains agents privés ou certaines collectivités locales (taxe foncière, partage des gains de promotion…) d’un fort urbanisme périurbain.

Le gouvernement central ou régional ne peut se dessaisir de la politique foncière. Il peut utiliser les instruments habituels de la politique de l’urbanisme, qui régissent par exemple la hauteur des bâtiments ou le coefficient d’occupation des sols. Il peut user aussi des mécanismes de prix, par exemple via la politique fiscale. Il le fait, indirectement et assez efficacement au total en Europe, via les fortes taxes sur le prix de l’essence qui aident à une meilleure productivité du sol urbain. Il doit probablement à l’avenir considérer aussi des correctifs fiscaux à l’avantage des terres cultivées.